Une présentation du roman L'Insurgé, publié après la mort de l'auteur, en 1886, et dernier volet d'une trilogie consacrée au journaliste et révolutionnaire Jacques Vingtras, sorte de double littéraire de l'auteur.
Jules Vallès, né le 11 juin 1832 au Puy-en-Velay et mort le 14 février 1885, à l’âge de 52 ans donc, fut un révolutionnaire, militant socialiste et homme de lettres français. Journaliste mais aussi romancier, il fut contemporain des grandes révoltes sociales que connut la France en 1848 puis 1871. Observateur mais aussi acteur de son temps, il est notamment connu pour avoir écrit la trilogie à mi-chemin entre autobiographie et roman consacrée à Jacques Vingtras, son double littéraire : L’Enfant, 1er volet, Le Bachelier, 2e volet, et enfin L’Insurgé, 3e et dernier volet, c’est ce dernier ouvrage dont je vais vous parler aujourd’hui.
L’ouvrage lui-même fut publié pour la première fois en 1886. Il relate, dans un récit où il est parfois difficile de faire la part entre fiction et réalité, et en 35 courts chapitres, la vie et la participation de Jules Vallès aux évènements de la Commune de Paris de 1871.
Le 18 mars 1871, à Paris, les artisans, ouvriers et gens parfois issus des professions libérales se soulèvent contre le gouvernement légal de cette époque. Ce même gouvernement quitte Paris pour s’installer à Versailles. A Paris, les insurgés, désormais maîtres de la capitale, élisent un conseil de la Commune, chargé de remplacer le gouvernement en fuite et de mettre en œuvre une série de transformations sociales, pour la plupart inédites : la démocratie directe, le mandat impératif, le salaire minimum, des prémisses d’autogestion des entreprises, la séparation des Eglises et de l’Etat dans les écoles et les hôpitaux, l’égalité salariale entre hommes et femmes dans la fonction publique, pour ne citer que celles-ci.
Cependant, le gouvernement légal, installé loin du tumulte, à Versailles, entreprend très vite de reconquérir la capitale, par la force. Une armée se constitue et entreprend la reconquête de la Commune, quartier après quartier. Les Communards résistent un temps, mais le déséquilibre du rapport de forces rend leur défaite inéluctable. Au terme de ce qu’il est devenu d’appeler la « semaine sanglante », qui s’achève le 28 mai 1871, la ville de Paris tombe et les Communards subissent une répression féroce : près de 10 000 d’entre eux seront fusillés, d’autres envoyés au bagne, d’autres encore auront la chance de s’exiler. Jules Vallès, notre auteur, fut de ceux-ci.
Jacques Vingtras, le double littéraire de Jules Vallès, personnage principal du roman et narrateur, n’est à l’origine qu’un simple pion dans un collège de province. Il arrive à Paris, sans le sou, quelques mois avant l’insurrection. Il tente de gagner sa vie comme journaliste amateur et en free lance, c’est à dire en vendant ses articles aux grandes rédactions de l’époque. Il parvient finalement à se faire un nom après la vente de l’un de ses papiers au Figaro. Commence alors pour lui une ascension qui le fera passer de journaliste en herbe à porte-parole des ouvriers français, ouvriers qui commencent alors à se révolter contre le gouvernement légal. Jacques Vingtras se découvre au lecteur : passionné, animé par une foi à toute épreuve envers sa cause, jusqu’à ne faire plus qu’un avec elle.
Vallès nous raconte ensuite les aventures personnelles de Jacques Vingtras, dans un Paris explosif, prêt à s’embraser, puis qui s’embrase. Après un passage rapide en prison pour atteinte à la sûreté de l’Etat, Vingtras, qui vient de lancer son propre journal, le Cri du peuple, dont il est d’ailleurs le rédacteur en chef, participera à une première tentative de coup d’Etat, complètement ratée, puis, au début de l’insurrection, sera élu délégué d’assemblée populaire, puis membre élu des autorités de la Commune de Paris. L’auteur livre ses doutes, ses espoirs, ses craintes face aux évènements, face au chaos et à l’improvisation hâtive des Communards, désireux de bâtir un monde nouveau mais brimés par mille contraintes. Mais il décrit aussi la fièvre révolutionnaire qui l’habite, lui comme ses camarades, leur désir de renouveau, leur volonté d’oublier les nombreuses divisions qui opposent les Communards les uns aux autres face à la gravité des évènements, mais aussi l’espoir des humbles envers cette révolution qui leur promet beaucoup.
L’ouvrage accorde une large place aux rencontres, parfois fugaces, de Vingtras avec un grand nombre de personnalités, pour certaines encore célèbres aujourd’hui, et dont voici quelques exemples: Emile Langevin, ouvrier mécanicien, syndicaliste et membre de l’Internationale ouvrière, le ministre Jules Ferry, entre autres connu pour avoir développé l’instruction publique, Jules Simon, ancien membre de l'Internationale ouvrière finalement passé dans l’autre camp, Gustave Tridon, militant et auteur d’ouvrages sur les mouvances politiques de la Révolution française, Auguste Blanqui, le plus célèbre des leaders révolutionnaires français de son temps, Gustave Flourens, qui sera bien plus tard surnommé le « Che Guevara français », le préfet de police Raoul Rigault, sorte de « Monsieur Je-traque-les-renégats » de la Commune, l’historien Jules Michelet, qui sera considéré comme le principal fondateur du roman national, ou encore la grande star du journalisme politique d’opposition de l’époque, Henri Rochefort.
Lorsque l’armée du gouvernement légal commence à attaquer la ville, Jacques Vingtras participe aux combats. Il commande même plusieurs points de résistance, notamment au Panthéon. Il voit ou apprend les incendies volontaires, les exécutions sommaires, les trahisons commises par ceux qui tentent d’échapper à la répression. Lorsque les Communards sont finalement vaincus, Jacques Vingtras se déguise en médecin pour échapper à la vengeance des vainqueurs. La fin du roman est ambiguë : même si le roman semble vaguement le suggérer, on ignore si le héros est finalement parvenu à survivre à la répression.
Pour conclure, voici, dans son intégralité, le minuscule éééé35e chapitre du livre, qui conclut l'ouvrage:
" Voilà des semaines que j’attends, du fond de mon trou, une occasion de leur filer entre les doigts.
Leur échapperai-je ?… je ne crois pas.
Par deux fois, je me suis trahi. Des voisins ont pu voir sortir ma tête, blême comme celle d’un noyé.
Tant pis ! si l’on me prend, on me prendra !
Je suis en paix avec moi-même.
Je sais, maintenant, à force d’y avoir pensé dans le silence, l’œil fixé à l’horizon sur le poteau de Satory — notre crucifix à nous ! — je sais que les fureurs des foules sont crimes d’honnêtes gens, et je ne suis plus inquiet pour ma mémoire, enfumée et encaillotée de sang.
Elle sera lavée par le temps, et mon nom restera affiché dans l’atelier des guerres sociales comme celui d’un ouvrier qui ne fut pas fainéant.
Mes rancunes sont mortes — j’ai eu mon jour.
Bien d’autres enfants ont été battus comme moi, bien d’autres bacheliers ont eu faim, qui sont arrivés au cimetière sans avoir leur jeunesse vengée.
Toi, tu as rassemblé tes misères et tes peines, et tu as amené ton peloton de recrues à cette révolte qui fut la grande fédération des douleurs.
De quoi te plains-tu ?…
C’est vrai. La Perquisition peut venir, les soldats peuvent charger leurs armes — je suis prêt.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je viens de passer un ruisseau qui est la frontière.
Ils ne m’auront pas ! Et je pourrai être avec le peuple encore, si le peuple est rejeté dans la rue et acculé dans la bataille.
Je regarde le ciel du côté où je sens Paris.
Il est d’un bleu cru, avec des nuées rouges. On dirait une grande blouse inondée de sang."