Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Lorand Gaspar, poète nomade

Un petit exposé consacré à un poète franco-hongrois, décédé il y a cinq ans jour pour jour. 

 

 

Gaspar a lui-même précisé, dans un entretien accordé à Yannick Mercoyrol. être né dans un pays de "plaines et de forêts". Né le 28 février 1925 dans la partie magyarophone de la Transylvanie, ses origines familiales et culturelles sont  diverses, pour ne pas dire cosmopolites: ses parents sont originaires des rudes villages des hauts plateaux des Carpates, chaîne de montagnes que se partagent aujourd’hui 8 pays. Son grand-père maternel serait d’origine arménienne. Dans la famille de sa grand-mère on parlait un dialecte allemand. Le tout jeune Lorand, encore enfant, appréciait déjà les randonnées qu’il effectuait aux côtés de son père.

Un mot sur sa vie personnelle et professionnelle avant d’aborder sa vie intellectuelle et littéraire, ainsi que sa vie de grand lecteur :  

Le père de Lorand Gaspar père aurait souhaité que son fils apprenne les trois langues en usage dans sa région d'origine: l'allemand, le hongrois, le roumain, mais aussi une quatrième, le français. Le jeune Lorand a également reçu un enseignement en biologie, et en astrophysique. Il s’est dit attiré très tôt  par la littérature. En 1943, il rentre à l'école polytechnique de Budapest pour devenir ingénieur. Mais la 2e guerre mondiale interrompt ses études. Il est déporté en Allemagne en 1944, avant de s'échapper en avril 1945. Gaspar fait le choix de ne pas rentrer en Hongrie et de gagner Paris. Il y commence ses études de médecine, et sera naturalisé français. Neuf ans après la fin de la guerre, il est engagé comme médecin à Bethléem, en Israël, au sein de l'hôpital français. Cet hôpital déménagera à Jérusalem, Gaspar le suivra et restera seize ans dans cette ville. Observant selon ses mots " la vie grouillante de la vieille ville, celle des gens, l'histoire de cette terre", il explore les déserts, écrit, à la lumière de ce qu'il nomme les "matins de Jérusalem". La dégradation de la situation politique l'obligera à quitter cette ville avec sa famille, "la mort dans l'âme", confiera-t-il des années plus tard. Il emménage à Tunis où il fut chirurgien au CHU Charles-Nicolle à Tunis de 1970 à 1995. Après sa retraite de la vie active, Gaspar a vécu entre sa maison de Sidi Bou Saïd et son appartement parisien. C'est à Paris qu'il est décédé, le 9 octobre 2019, c’était il y a cinq ans jour pour jour.

Sa vie est synonyme de voyages, de départs, d'exils. Le voyage s'inscrit dans la vie du poète et a servi sa conception de l'écriture. Laurent Gaspard souhaitait "découvrir le cheminement de l'écriture", son processus. Il est polymathe: Il s'intéresse aux dernières recherches scientifiques, aux fouilles archéologiques, à la peinture, à la sculpture, à la photo, à la littérature, à l'écriture. 

Dans un de ses articles intitulés "Sciences, philosophie et arts", il écrit:

 "L'homme de poésie et l'homme de science, ces deux façons d'être-de regarder, sentir, penser-réputées contradictoires, ma nature les a produites conjointement: aussi loin que je remonte dans ma mémoire, j'ai toujours éprouvé le besoin de ces deux approches pour me sentir en équilibre dans mon entreprise d'être là, de vivre, d'agir et de penser."

Un mot rapide sur sa vie scientifique de Lorand gaspar : 

Philippe Rebeyrol, dans son article Lorand et Spinoza parle de la "curiosité universelle" de L.Gaspard. Celui-ci a intégré un laboratoire de recherches. Il a effectué des recherches dans les neurosciences, notamment dans la neuroanatomie cérébrale.
Loránd Gáspár s'intéresse également au domaine des neurosciences et a publié en 2008 un ouvrage en collaboration intitulé L’intelligence du stress. De 2002 à 2008, il a collaboré avec l’Institut de médecine environnementale (IME) dans la recherche cérébrale aux côtés de Jacques Fradin, Camille Lefrançois, Frédéric Le Moullec11, et a écrit de nombreux articles concernant la vision neuro-cognitive.

Pour Gaspar science et poésie, ne sont qu’une "forme de contemplation, d'émerveillement devant la complexité du monde et de la nature humaine."
Attentif aux écrits de ses contemporains, il a pu révéler à Madeleine Renouard à propos des livres de Donald Woods Winnicott: "Même en dehors de ses théories et concepts nouveaux sur le développement de l'enfant, largement reconnus je crois, j'ai le sentiment qu'il m'a apporté quelque chose de vraiment nouveau et d'inestimable en psychanalyse que je ne saurais pas vraiment définir faute de connaissances générales suffisantes. Une ambiance de fraîcheur, de présence et d'attention."

Nous mentionnons les travaux de Winicott parce que selon Lorand Gaspar lui-même, ils ont eu une importance particulière à ses yeux puisqu'ils l’ont aidé dans sa vie professionnelle de chirurgien, notamment dans le traitement de ce qu'il nomme le "care-cure", qui consiste à soigner ses patients sans négliger de prendre le recul nécessaire face à leurs angoisses. Ne pouvant traiter les maladies psychiques et physiques en même temps, L.Gaspar fut ainsi convaincu de faire appel à des psychothérapeutes. 

 

En ce qui concerne la culture et l’œuvre littéraire de Lorand gaspar, il faut noter que son univers culturel a toujours été décrit comme "très diversifié" mais très complémentaire, tant pour l'homme que pour son écriture. Voyages, photographies, lectures et traductions, recherches scientifiques sont les diverses activités qui ponctuent la vie de Lorand Gaspar. 

Tel que décrit par Blandine Rollin, qui lui a consacré un article dans la revue Nu(e) daté de juin 2002, Gaspar est un insatiable errant. Il voyage beaucoup, il parcourt les déserts de l'Arizona, du Proche-Orient, de la péninsule arabique, du Nevada, du Nouveau Mexique, mais aussi le Sahara tunisien, les massifs du Hoggar et du Tassili en Algérie. Il se passionne pour les îles de la Mer Egée et du Dodécanèse. L'une de ces îles, Patmos, qui deviendra un lieu mythique et qui donnera son nom à un recueil. Il réalise d'autres voyages en Asie Centrale, en Inde du Sud. Blandine Rollin le décrit ainsi: Gaspar "ne cesse de promener son regard de par le monde, ses deux appareils photo (noir et blanc, et en bandoulière). Ces différents voyages permettent à Lorand Gaspar, selon ses propres mots, de "regarder. Respirer. avoir tout son temps pour accueillir ce qui vient." 

Selon Blandine Rollin encore les poèmes de Laurent Gaspar « offrent l'occasion de se désancrer du quotidien, de s'ouvrir à la variété du monde et de se confronter à la différence".

En littérature, Gaspar se passionne pour la poésie, le théâtre, le roman, la philosophie, la psychanalyse. Il découvre Rimbaud à quinze ans en même temps que Baudelaire, Hugo von Hoffmensthal et Rainer Maria Rilke qu'il traduira dans les années 80. Il lit aussi Daniel Herbert Lawrence, qu'il traduit, St-John Perse, de Pierre Reverdy, de Pierre-Jean Jouve, de René Char mais également les poèmes de Fernando Pessoa, d'Yves Bonnefoy, ou encore de Jacques Réda. Dans un entretien accordé à Daniel Lançon, L.Gaspar déclare à propos de ces poètes que ce sont eux qui lui "ont à la fois donné du plaisir" et qui lui " ont beaucoup appris, notamment dans le domaine du "faire poétique" selon ses propres mots. Il a reconnu l'influence de personnages qu'il a pu rencontrer, tels Henri Michaux (dont il a restitué certaines paroles dans son œuvre), ou Georges Séféris. Annamari Laserra a pu remarquer une parenté indiscutable avec l'œuvre de Roger Caillois, des thématiques similaires abordées: l'érosion, la nudité, la lumière.


Mentionnons également quelques auteurs qu'il n'a pas rencontré mais qui l'ont intéressé: Samuel Beckett, William Shakespeare ( dont il a lu le roi Lear, Le conte d'hiver, Henri IV), Tchékov, Artaud. Dans les œuvres romanesques, Gaspar a révélé dans un entretien avec Madeleine Renouard apprécier les personnages de Dostoïevski, de Tolstoï, de Stendhal ou Proust; " Pourquoi? " Explique-t-il , « Parce que ce sont des êtres réels qui vivent peut-être parmi nous." Il a aussi lu Krishnamurti et Tshouang-Tseu.

Il s'est intéressé à Maupassant, dont il a lu les "Journaux de voyage", "les Contes", et les "Nouvelles". Il a d’ailleurs travaillé la correspondance de Flaubert avec Maupassant pour "essayer de comprendre la "personnalité" au sens que nous donnons à ce terme dans notre approche neurocognitive et comportementale, le "fonctionnement" de l'individu Maupassant. Ses rapports avec les femmes m'ont particulièrement intéressé;", voilà ce qu’il a pu déclarer et qui démontre que le chirurgien, le scientifique, n’est jamais éloigné de l’homme de lettres.

LGaspar a cherché à comprendre les malaises de la nature humaine, ses problèmes, ses profondeurs intimes. Le poète est aussi proche de la pensée de Spinoza, qu'il a lu. Gaspard conçoit dans sa poésie une fusion du corps et de l'esprit, puisque c'est par le détour du matériel et de la connaissance physique du monde que l'on peut atteindre l'immatériel, c'est à dire quelque chose de non-palpable. Pour Lorand Gaspar, vie et écriture sont étroitement liées.  Dans les années 50, il s’est passsionné pour la philosophie chinoise, en lisant Lao ZI et Zhuang Zi. A la psychanalyse également: il a lu Jung, Freud, Ferenczi et Reich, qui selon ses propres mots l'ont aidé à pratiquer ce qu’il a nommé l'auto-analyse. 


Le poète franco-hongrois a reconnu ses dettes envers de nombreux poètes, dramaturges, romanciers et philosophes ou encore psychanalystes. Il fut aussi traducteur de poètes d'expression anglaise,(comme Ruth ou Herbert Lawrence), magyarophone (comme Janos ou Karolyi), grecque (Séféris ou Constantion) et germanophone (Rilke et Sartorius). La langue française est sa langue d'expression et de plume par excellence, et la langue dans laquelle il a rendu ses traductions. Au-delà de son travail de traducteur, ses traductions, ses poèmes rendent compte de réflexions sur la langue et l'écriture. Dans toutes ses œuvres on peut retrouver des références à la musique de Schaffer, de Bach, à des peintres tels Zao Wou-ki, Jean de Moisonneul, Roger Van Rogger. 

 

Il a fondé et codirigé, avec Jacqueline Daoud, sa deuxième femme, et Salah Garmadi, la revue tunisienne Alif éditée par la maison d'édition Cérés dont douze numéros paraîtront entre 1970 et 1982 .


Lorand Gaspar a obtenu une reconnaissance dans les milieux littéraires français : Son premier recueil, Le Quatrième État de la matière, publié chez Flammarion en 1966 reçoit le prix Guillaume-Apollinaire en 1967. Par la suite son œuvre sera couronnée de multiples prix. Mentionnons celui qui est généralement considéré comme le plus prestigieux d’entre eux. En 1998, il reçoit le prix Goncourt de la poésie pour l’ensemble de son œuvre.

 

En guise de conclusion, nous dirons que Lorand Gaspar fut tout autant attiré par l'exploration des vastes étendues désertiques que passionné par des lectures de poésie, de philosophie, de science: nomade, Lorand Gaspar le fut, tant par sa vie que par sa pensée et son oeuvre, il sut tout à la fois être poète, photographe, chercheur actif dans une équipe de neuro-psycho-physiologie dans un institut de médecine. Tous différents domaines, qui semblent pourtant n’avoir rien à se dire, laissent leurs traces dans les ouvrages du poète, dont l'œuvre, riche, est très diverse.

 

Je vous propose ci-dessous deux de son poème, extrait de son recueil de poésie, "Egée": 

 

MINOEN ANCIEN

La main épelle au sommeil des roches

des noms et des rythmes pour une incantation.

Et si claire est cette voix tirée de l'opaque,

si simple la gorge qu'elle ouvre en ce qui pèse,

que la main frissonne sur les pentes évidées.

Adossée à la nuit, elle hésite encore,

tant de bruits fins des eaux dans les doigts,

elle suit une ligne encore inconnue dans le monde,

de point en point où son toucher respire,

où l'onde de pierre déboutonne son corps,

délace au ventre le bonheur du plein,

elle redit la ligne déjà inconnue dans le monde,

dans la chaleur du même ravage oublié.

 

 

Un dernier poème:

 

 

MINOEN RÉCENT I

(Aiguières d'Hagia Triada)

 

Dauphins, poulpes, poissons

fraîcheur de lin, de roseaux, d'oliviers

tremblement du jour dans une couleur

joie d'une ligne qui bouge encore

et je rêve à cette main entre milliards

de mains, étonnée, heureuse –

et je ne sais quoi, un pigment

qui fait que l'âme respire,

que voit la vie, ces choses qui

viennent à mes doigts

et mourront une fois encore –

Les commentaires sont fermés.