Archive: Un commentaire sur l'un des plus célèbres textes de Diderot.
Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot
« La liberté consiste à choisir entre deux esclavages : l'égoïsme et la conscience. Celui qui choisit la conscience est l'homme libre. »
Victor Hugo
Cette sentence, bien qu’évidemment anachronique, pourrait parfaitement convenir au Supplément au Voyage de Bougainville, plus précisément dans le monologue du vieillard à l’adresse de Bougainville. En effet on pourrait estimer que le vieillard comme Bougainville connaissent un esclavage, bien que de nature très différente. Le vieillard a renoncé à venger la mort de l’un des siens, pour ne pas avoir mauvaise conscience peut-on dire, et ainsi se condamne par ce refus de la violence à devenir l’esclave du futur colonisateur qui abusera de sa faiblesse. De son côté Bougainville lui, s’il représente symboliquement celui qui s’impose par la force, n’en est pas moins esclave aussi car il est prisonnier de ses préjugés de son état d’homme perverti par la prétendue civilisation.
Etudions par étapes le commentaire de Benrekassa sur l'ouvrage de Diderot:
Par "monde sauvage » : il est certain que par ces termes, M. Benrekassa utilise le terme sauvage non pas comme péjoratif mais pour le distinguer du monde dit civilisé, autrement dit ici le monde occidental. On notera aussi "mort à jamais » : autrement dit, ce monde non seulement est mort, mais il est vain d'espérer qu'il renaisse un jour.
Pour estimer que le monde sauvage est mort à jamais, il faut donc en fait estimer que ces préjugés que le vieillard reproche à Bougainville ont détruit ce monde sauvage, et l’empêcheraient de renaître, de vivre. Mais ces préjugés sont-ils vraiment définitivement victorieux ? Cette Nature qu'ils contrarient, ont-ils réussi à la détruire ?
Aussi notre problématique sera la suivante : Le monde sauvage peut-il survivre ?
Nous commencerons par déterminer pourquoi il est en péril mortel (I) puis en quoi sa survie serait malgré tout envisageable (II).
I : Le monde sauvage se meurt :
- Tendre l’autre joue :
Ce sont les adieux du vieillard qui nous apportent le début de la réponse que nous cherchons : en effet, c'est là qu'est scellé le destin des Otahitiens. Les hommes de Bougainville ont tué un Otahitien parce qu'il les volait, et le vieillard, au lieu de venger sa mort, de faire justice, refuse de donner l'ordre à ses compatriotes de massacrer l’équipage : "vous auriez un moyen d'échapper à un funeste avenir, mais j'aimerais mieux mourir que de vous en donner le conseil." Le vieux tahitien avait le choix entre donner la mort, et peut-être sauver son peuple et ses coutumes et laisser les explorateurs partir au risque de les voir un jour revenir mais cette fois en tant que colons, au détriment des Otahitiens.
Le vieillard a parfaitement conscience de ce danger : "Un jour ils reviendront (...) vous enchaîner". Les Européens sont tous "vils" et aucun n'échappe à ce jugement, et Bougainville le premier : "toi, chef des brigands". Le vieil Otahitiens représente ici toute son île, toute sa civilisation, et c'est elle qui s'exprime par sa bouche. Et il affirme qu'après sa mort toute l'île aura pour destinée la corruption, et un véritable "futur esclavage". Cette mort est certaine, puisque les Européens, représentées par Bougainville, n'hésitent pas à utiliser la force, la violence, et à s'approprier les biens des autres, ne serait-ce qu'en projet : "tu as projeté du fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! ". La résistance du vieillard est celle de la vertu outragée par la malveillance, et qui ne peut espérer pour se sauver que de faire douter Bougainville. L'admonestation du vieillard finit par une quasi-supplication : "Laissez-nous nos mœurs, elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes".
On peut noter également que le mal que redoute le vieil Otahitiens n'est pas seulement à venir, il n'est pas uniquement futur. Il n’y a pas que la menace extérieure des Etrangers, il y a aussi un péril déjà présent, et visible : "L'idée du crime et du péril est entrée avec toi parmi nous". Bougainville a tué par sa présence les mœurs otahitiennes : "Nos réjouissances autrefois si douces sont accompagnées de remords et d'effroi".
B- Un monde auteur de malheurs et malheureux :
Michel Delon nous explique dans sa préface la pensée de Diderot quant à la Tahiti sauvage : "Tahiti doit représenter un âge d'or que l'Europe aurait depuis longtemps troqué contre l'âge de fer du travail et du commerce, de contrainte physique et de mariage". On remarquera d'ailleurs que jamais dans la Supplément au Voyage de Bougainville il n'est fait mention du reste du monde sans doute parce que ce n'est pas l'objectif de Diderot qui dresse une critique de sa propre civilisation, dont Tahiti est le miroir inversé. Il est intéressant de noter que dans le jugement du Voyage de Bougainville A et B parlent du goût chez l'Homme du merveilleux, avec l'exemple des habitants de la Patagonie, que l'on pensait géants, mais sans plus s'étaler sur le sujet, parce que pour rendre plus flagrants les défauts de la société de son pays, il ne peut y avoir de contre-exemple « sauvage » de Tahiti, qui pourrait permettre de revaloriser l’Europe. Le seul continent existant et important dans cet univers "diderotesque" en dehors de la lointaine Tahiti, c'est l'Europe. Et cette Europe ne peut pas recréer le monde sauvage parce qu'elle n'a rien gardé de sauvage en elle. Tout là-bas n'est que convention sociale illégitime, contrainte, et finalement, oppression. C'est une Europe où la nature n'a que peu ou n'a pas du tout de place. Dans " Comparaisons des peuples policés et des peuples sauvages", Diderot affirme que les seuls avantages de l'homme "civilisé", donc l'Européen, consistent en une nourriture "plus saine et plus délicate", un asile contre les saisons, des vêtements plus doux. Cet état d'esprit illustre parfaitement la faiblesse des avantages que Diderot attribue à l'Européen, en comparaison de l'homme "sauvage" qui lui ne souffre "que les maux de la nature". Autrement dit l'homme sauvage ne souffre jamais de lui-même, contrairement à l'Européen, qui parce qu'il s'impose des normes sociales non-naturelles et en souffre: il s'agit du mariage, et de la fidélité forcée dans les relations amoureuses, ce que Diderot développera dans plusieurs contes, "Ceci n'est pas un conte" et "Mme de la Carlière" dont le constat est sans appel: la fidélité sans discernement a pour finalité le malheur, parce que l'un a des désirs qu'il réprime injustement, l'autre est malheureux du comportement de l'autre et désire se venger. "Les mœurs et les usages qui ont surchargé de conditions l'union conjugale". Comme l'affirme B, ces préjugés sont qui plus est destinés à mourir : "Dans la misère l'homme est sans remords. " Et tout cela parce que le monde dit civilisé ne supporte pas la réalité humaine. Et ce monde qui n'a rien de naturel, à l'image de l'aumônier qui discute avec Orou, qui s'impose des dogmes irrationnels : "Ma religion ! Mon état ! "Et c'est pourtant ce monde étrange qui va imposer sa loi à des peuples comme les Otahitiens.
En cela Diderot pense comme Rousseau que l'homme à l'état naturel est bon, et que la société le pervertit. Une perversion qui guette maintenant Otahiti. Et même A et B n'osent pas remettre en question cet état d'esprit, puisqu'ils affirment qu’il ne faut pas enfreindre la loi de peur que d'autres en enfreignent les bonnes. Ils sont donc condamnés à ne jamais être libres, puisque si personne ne se rebelle, le préjugé continue de régner.
On a pu constater en quoi nous pouvions désespérer, peut-être est-il temps de voir en quoi il faut maintenant espérer, en sachant quel carburant peut alimenter cet espoir.
II- L’espoir et la Lumière :
- Les brillants amis de la Nature :
On peut aussi défendre l'idée que le monde sauvage peut être sauvé grâce à A et B : en effet ceux-ci, dès la critique du Voyage de Bougainville, se font les défenseurs d'idées qui pour nombre de leurs contemporains sont parfaitement saugrenues, pour ne pas dire ignobles. Prenons l'exemple du cannibalisme, idée inconcevable dans un esprit du monde dit civilisé : A prétend qu'il a existé une époque "très naturelle de l'anthropophagie". A défend aussi l'idée que les indigènes de l'île des Lanciers mangent leurs congénères décédés, non par goût de l'abomination, mais par une nécessité propre au contexte de leur existence. Il rejoint en cela Montaigne dans ses Essais lorsqu'il défendait l'humanité des cannibales en critiquant les Européens qui traitent de sauvages des gens qui finalement le sont peut-être moins qu'eux.
On est donc en présence d'un individu certes fictif, A, mais qui néanmoins incarne un homme cherchant à connaître la réalité de la Nature, et va la défendre. Pourtant A n'est pas Otahitiens, mais bien un Européen : il est resté un raisonnable parmi les Européens, pas assez perverti pour ne pas condamner les nombreuses "lois insensées". B, comparable à A, va ensuite dresser la liste des institutions et principes que les Européens s'imposent et qui sont autant d'instruments d’oppression : " mœurs et usages", "lois civiles », vue politique des souverains", "institutions religieuses". A et B font un constat unanime : " Combien nous sommes loin de la nature et du bonheur ! «, et la Nature elle-même offrirait un bienfait considérable : " Combien de vices et d'erreurs épargnés à l’homme ! " Vient aussi l'idée rousseauiste que l'Homme a été perverti par le temps : "Il existait un homme naturel ; on a introduit au-dedans de cet homme un homme artificiel." Et cet homme créé de toutes pièces affronte ce qu'il y a de naturel en nous, et il n'est pas toujours vainqueur.
Peut-on considérer que le monde sauvage est mort à jamais avec de pareils défenseurs qu'A et B, qui incarnent symboliquement le courant des Lumières ? D'autant que ceux-ci partagent un autre constat, qui est que l'Homme pourrait redevenir "naturel" s'il revient "à sa première simplicité", autrement dit, le monde sauvage a peut-être un avenir, parce que celui qui le peuple, l'homme sauvage si l'on peut dire, est inné en nous. La nature ne peut mourir qu'avec l'Homme, l'artifice lui a été créée par lui, et peut donc être détruit par lui. Diderot compare deux sociétés composées d'êtres humains, où l'une est nettement plus artificielle que l’autre : ainsi l'artifice est dépendant de la société qu'il connaît, alors que la nature est commune aux deux sociétés. Il serait donc plus difficile pour l'artifice de survivre qu'à la Nature de quitter l'Homme. Ainsi, le monde sauvage n'est pas mort parce que l'Homme a quelque chose du monde sauvage en lui, et qui toujours se rappelle à son bon souvenir, comme le fait comprendre Diderot.
B-Le non-pêcheur repenti :
On peut faire une critique à la précédente analyse assez simple : elle est purement intellectuelle. Elle n'est qu'une réflexion théorique entre deux individus n'étant n'ayant pas été au contact de Tahiti, n'ayant que lu le Voyage de Bougainville. Infiniment plus intéressante et pertinente serait l'expérience de l'Européen ayant connu les Otahitiens, et ayant goûté à cette Nature à l'état pure inconnue (et perdue) en Europe. C'est précisément le rôle que Diderot fait jouer à l'aumônier.
On peut admirer le choix de Diderot d'avoir fait de l'aumônier un homme ayant finalement connu la Nature : quoi de mieux pour exprimer l'artifice chez l'Européen que choisir celui qui l'incarne par excellence pour l'homme des Lumières, le religieux. Cet homme, théoriquement le plus apte à résister aux attraits de la chair de par sa formation intransigeante, par la crainte de l'Enfer, ou encore le préjugé qui fait très théoriquement du religieux l'homme incarnant une dignité morale aux yeux des croyants, est dans l'entretien de l'aumônier et d'Orou lentement convaincu que ses principes sont artificiels, et que ceux d'Orou, très critique ("Quel monstrueux tissus d'extravagances tu m'exposes là !) sont au contraire les plus conformes à la Nature. D'autant qu'Orou fait preuve de beaucoup de respect à l'égard de l'aumônier, et ne veut pas s'imposer (« Je serais fâché de t'offenser par mes discours, mais si tu le permettais, je te dirais mon avis »), ce qui renforce la bienveillance profonde d'Orou, et donc de ses propos.
L'aumônier avance toutes ses certitudes, mais la perspicacité et le bon sens d'Orou le prend en défaut à chaque fois. L'aumônier finira d'ailleurs par céder et finalement accepter le désir, pour finalement regretter de quitter Tahiti, comme l'affirme B. La bienveillance et la simplicité des Tahitiens ont désarmé l'aumônier, tout comme Bougainville comme lorsqu'il raconte sa réception par les Otahitiens avec une centaine de pirogues chargée de fruits dans son "Voyage". Ce comportement a bien entendu fasciné les Européens du XVIIIe siècle et immortalisé dans leurs esprit la mémoire des Otahitiens. Ce souvenir, allié à la possibilité d'adopter aisément leurs mœurs, qui sont venues à bout du plus inconvertible des Européens, l'aumônier, par ces idées, contribuent à rappeler que si la Nature est fragile, elle est néanmoins immortelle. Et qu’ainsi si l’Homme consent enfin à l’écouter, le « monde sauvage » ressusciterait.
Diderot cherchait à régénérer les Européens par le contact des peuples restés "en communion" avec la nature, nature que l'Européen lui-même a connu dans un lointain passé, avec lequel il devrait ainsi se réconcilier. Un idéal qui aujourd'hui passerait pour totalement réactionnaire...
Vincent Téma, le 29/04/2021.