Parce que la liberté peut rendre malheureux.
Rimbaud et la liberté libre :
Introduction :
Qu'est-ce que la liberté libre ? On peut concevoir la liberté, son émancipation de la société, le fait de ne pas subir de contraintes extérieures à soi. Mais Rimbaud ajoute à ce mot le terme "libre". Pourquoi ? Cet ajout, cette précision, remet en réalité en question la liberté, comme si elle ne suffisait pas : il existe donc une liberté non libre, une liberté incomplète voire illusoire, et une liberté réelle, totale, et c'est elle que Rimbaud souhaite vivre et exprimer. Mais Rimbaud va encore au-delà, car cette liberté il en connaît le sens, il en connaît le moyen : c’est, comme il l’écrit dans sa lettre à Izambard, un dérèglement de tous les sens. Mais jusqu’où est-il poussé, et qu’implique-t-il précisément ?
Comment saisir ce qui n'est pas une nuance, mais bien plutôt une conviction et un chemin de vie, celui de l’affranchissement d’un faux réel pour trouver une autre réalité, celle qui fait du poète un Voyant. Il nous faut étudier aussi bien l'œuvre que la vie de Rimbaud. La véritable question qui se pose ici est la suivante : Rimbaud fut il libre de tout ? Ou plus simplement encore : Rimbaud fut il libre un jour ?
Nous étudierons d’abord ce que Rimbaud nomme le « Voyant », puis sa relation au monde pour comprendre ce qu’il rejetait, mais aussi les étonnantes proximités de son œuvre et de sa vie avec Baudelaire, avant d’aborder la fin de la liberté libre.
1- Le dérèglement des sens :
A-Voyant ou rien :
Dans une lettre écrite à son ancien professeur Izambard, Rimbaud utilise le terme qui le désignera pour toujours : "Il s'agit d'arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sens". Un autre élément apparaît dans "Alchimie du Verbe » : "je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens". Qui plus est cette voyance est totale, elle ne néglige aucun détail : " Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne".
Le voyant est aussi en rupture avec son temps : à l'époque de Rimbaud, le Parnasse, ces auteurs en réaction au sentimentalisme des romans du siècle précédent comme avec les romantiques et qui prétendent écarter toute subjectivité, ne comptent pas Rimbaud parmi leurs membres les plus radicaux : à l'exemple "du Bateau Ivre", où le pronom utilisé est le "je". La marque du subjectif, ce "je", hérésie pour un bon Parnassien. La liberté ici, se serait s'affranchir du sentimentalisme encore dominant, d'un Hugo pas encore finissant, et la liberté libre, s'affranchir des affranchis. Et Rimbaud l'accomplit.
Autre changement : aux voyelles on associe des couleurs, comme l'écrit Rimbaud. A l'ouïe on associe la vue,
Être voyant c'est voir ce qui dément le "préconstruit", un combat que Raybaud dans "Fabrique d'illuminations" qualifie de spirituel, et Starkie que pour Rimbaud la poésie était d’abord et avant tout « spirituelle ». Et c'est aussi "inventer une langue". Rimbaud est libre en l'inventant, il connaît la liberté libre en lui donnant des codes.
Comme aurait pu dire Baudelaire, il s’agit de « hiéroglyphes que les sages déchiffreront » : il s’agit d’associer des idées contraires, des sons et des lettres, comme dans Alchimie, mais aussi et surtout faire comprendre au lecteur où Rimbaud veut en venir : pour Enid Starkie chaque groupe de mots, dans les poèmes des « Illuminations », cherche à donner une explication partielle à la vérité, en ne recourant pas à des images, mais à des symboles. Dans quel but ? Amener le lecteur dans l’état émotionnel du poète.
On peut déduire de cela que le langage ne serait pas suffisant pour décrire : c’est un des points forts de la liberté libre : Rimbaud s’affranchit non seulement de l’académisme poétique, mais aussi du langage lui-même : le dérèglement veut dire que le poème doit être lu différemment.
Comme dans son poème Royauté, où un homme inconnu se proclamait roi seul sur la place publique, Rimbaud devient le roi de son monde. A sa façon il devient un dieu. Il perd peut-être là sa raison. C’est là la conséquence de la liberté libre : Rimbaud devient un homme au-dessus des hommes, quelqu’un au-dessus du lot commun de l’existence.
On peut tout à fait voire ici le succès de la liberté que se donne Rimbaud, la réussite de son projet initial, non seulement écrire mais aussi vivre dans la liberté libre.
La liberté libre, ce défi, semble bien réussi.
B-Le conformisme mis à bas :
On a qualifié Rimbaud de poète voyou, et Rimbaud, à son retour chez lui après les évènements de la Commune de Paris, et tentait selon sa biographe Enid Starkie "de se débarrasser de toute contrainte, mentale, physique ou morale, et clamait à qui voulait l'entendre son refus de tout principe". C'est certainement une étape fondamentale dans ce que Raybaud appellera les règles du dérèglement : la liberté libre ne supporte pas le conformisme, surtout pas à celui qui donne des leçons : "Il faut se débarrasser de toutes ces ordures, quel qu'en soit le prix !" aurait-il affirmé. Encore selon Enid Starkie Rimbaud visait la "perfection absolue » : la poésie n'est pas un plaisir, elle est un mode de vie, et plus encore qu'un mode de vie, le moyen "d'explorer l'infini". Rimbaud se laisse pousser les cheveux, boit, fume, raconte des horreurs aux gens honnêtes, avec le plaisir de les scandaliser.
Explorer l'infini, y compris ce qu'il ne connaît pas : la mer. Ce dérèglement des sens s'illustre ici parfaitement dans le Bateau Ivre : Rimbaud dépasse la réalité, dépasse le présent, son propre vécu, ses propres sens, pour se raconter lui-même explorant terres et océans si lointains, alors qu’il n’a vu du monde qu’un peu de France et de Belgique, en allant à Charleroi.
Et pourtant pour Rimbaud "je suis un autre". Dans le Bateau Ivre il parle d'un autre qui est lui, lui qui est ivre d'eau. Rimbaud préfère décrire, c’est en cela qu’il rejoint le Parnasse : tenter de cerner quelque chose d’objectif, quelque chose de vrai, d’authentique.
Rimbaud n’aime pas la guerre, à sa façon il se révolte contre le régime en place et qui est à l’origine du conflit de 1870 : « Le dormeur du val » est l’histoire d’un jeune soldat, presque un enfant, qui meurt, assassiné par la guerre. Rimbaud le compare à « un enfant malade » : malade, car perverti par la société qui l’a encouragé à faire une guerre absurde qui n’est pas la sienne ? Dans l’éclatante victoire de Saarbrücken, on perçoit la même rage de Rimbaud contre un régime, une autorité qu’il déteste : un soldat crie « Vive l’Empereur », tandis qu’un autre en réaction au premier montre son derrière.
Aussi la colère du poète est perceptible dans d’autres poèmes comme « Le Forgeron », où il s’en prend au roi, ou dans « Chant de guerre parisien », où il prend parti pour la Commune, cette insurrection populaire qui sera noyée dans le sang par cette société bourgeoise qu’il exècre tant. Le dérèglement des sens ne remet pas en cause ses sentiments, ses rancœurs, au contraire, la liberté libre les renforce : Rimbaud conserve encore la mesure des sens pour analyser, comprendre le monde, et pour voir ses sens se dérégler, il faut bien comprendre contre quoi : la société que méprise Rimbaud.
Mais Rimbaud c’est aussi une révolte contre Dieu, et peut-être aussi la perte de la mesure : Dans « Les Poètes de Sept Ans », il avoue détester la religion catholique dans laquelle il a été élevé. Il comparera la Bible à une « feuille de choux » : ce blasphémé est une révolte, profonde, contre non seulement la morale de son époque, mais aussi contre sa mère, contre sa propre éducation.
Le dérèglement des sens est une révolte contre tout ce qu’a subi Rimbaud.
Nous venons de voir que Rimbaud était parvenu à atteindre cette liberté libre, mais celle-ci fut elle si complète, et surtout a-t-elle survécu au temps, aux rencontres que Rimbaud a pu faire, ou à ses propres contradictions ?
2-Rimbaud est-il libre avant d'être libre de la liberté ?
A-Baudelaire n'est pas loin :
Pour Enid Starkie, "l'influence littéraire majeure que subit Rimbaud est sans conteste celle de Baudelaire, non seulement dans sa poésie mais dans ses théories esthétiques et son mode de vie". L’une des définitions de la liberté est de ne pas avoir de maître, or Rimbaud a vu Baudelaire comme un des premiers poètes à s’être faits voyants, à s’être fait « Dieu ». Or, si Rimbaud est influencé de façon incontestable, est-il libre ? Est-il seulement lui-même ? Comment, dans la liberté libre, admettre qu’il n’est en réalité pas libre parce qu’il suit un modèle ayant existé avant lui ?
A l'image de Baudelaire, Rimbaud cherchera cette exaltation permanente nécessaire à la création, à l’exercice du travail du poète, par la drogue et l'alcool. C'est un passage obligé vers l'hallucination, qui elle-même amène à la vérité. Et comme Raybaud le précise, il y'a une "règle du dérèglement". Mais est-ce que c'est cela la liberté libre ? Est-ce que se conformer à une règle de vie au détriment d'une autre est la liberté ? Comment peut-il s’agir alors d’un dérèglement réel, puisqu’il se fait par une méthode identique, l’association d’idées pour donner un mélange détonnant ? On peut en effet supposer qu’un dérèglement c’est d’abord celui qui empêcherait toute régler, qui empêcherait toute norme. Mais ça n’est pas le cas.
Rimbaud aura un avis différent sur Dieu dans « Une saison en enfer » : c’est selon Enid Starkie « le besoin que Rimbaud avait de croire en Dieu ». Dans « Mauvais Sang », il affirme : « Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière ». Rimbaud voudrait croire, mais ne n’y parvient pas, trop attaché à sa liberté individuelle. Cette hésitation manifeste la contradiction à laquelle s’heurte la liberté libre : il veut s’affranchir mais dans le même temps est confronté à des dilemmes tout à fait communs : comme pour Dieu, il est déçu des femmes : « je n’ai jamais eu la camaraderie des femmes ». Cette relation étrange avec Dieu comme les femmes n’est pas sans rappeler Baudelaire, qui bien que catholique, avait une conception très occultiste de la religion, une influence très possible pour Rimbaud selon sa biographe.
Rimbaud aura une fin qui n’est pas si différente de celle de Baudelaire, rongé par la syphilis : il mettra des semaines à mourir précocement. Comme lui, il ne sera que mal compris, voire méprisé, en raison du scandale qu’ils pouvaient susciter du fait de leur comportement.
B-La fin de la liberté libre :
Lorsque la sœur de Rimbaud viendra le voir sur son lit de mort, pour lui demander la raison pour laquelle il avait abandonné la poésie, il répondra "parce que c'était mal". Serait-ce le constat que la recherche de la liberté libre n'avait été qu'un gâchis, qu'un échec cuisant ?
"Son esprit et son âme avaient été formés et façonnés par la civilisation à laquelle il avait cru échapper" selon sa biographe. Il ne disait plus que l'on pouvait être Dieu, et recherchait pourtant le sien ; et était malheureux : "quant au bonheur établi, domestique ou non...Non, je ne peux pas ! "."Son bateau ivre(...)le ramenait à cette réalité qu'il avait fuie".
« Je suis une bête » affirme-t-il : Voilà donc quelle affirmation il peut faire, après avoir prétendu être pétri d’une autre pâte, être différent des autres. Rimbaud, dans « Mauvais Sang », avoue avoir eu une « maladresse dans la lutte » dont il aurait hérité de ses ancêtres gaulois. Il s’humanise, avoue ses faiblesses, et finalement appartient à l’humanité de cette façon.
Si Rimbaud avait donné comme but à la liberté libre de le rendre heureux, et qu’il demanda de brûler ses exemplaires des Cahiers de Douai, on peut facilement deviner qu’il avait échoué en ce sens. Il quittera finalement la France, pour ne plus y revenir que malade et sur le point de mourir.
Le dernier mot peut être donné par Rimbaud lui-même, car par l’un de ses poèmes, « Chanson de la plus haute Tour », il a peut-être résumer la vision qu’il avait de sa propre jeunesse : « Oisive jeunesse à tout asservie, Par délicatesse j’ai perdu ma vie ».
Ainsi, Rimbaud aurait sacrifié ses jeunes années dans la recherche d’une vérité, d’un idéal, d’un monde qu’il recherchait mais qui n’a pas eu d’existence réelle, car au final, Rimbaud abandonna sa liberté libre, preuve que, puisqu’elle n’a pas réussi à l’épanouir, elle devait s’achever. Et Rimbaud, en quittant la France pour une vie de voyages, n’écrira plus. La liberté libre est morte tout comme le vrai Rimbaud est mort.
Puisqu'il faut bien tirer une leçon des échecs des personnalités ayant vécu avant nous, affirmons que pour ne pas souffrir comme a souffert Rimbaud, il nous faut renouer avec une conception du monde qui fait du combat pour nos valeurs l'objectif de nos existences. C'est là la seule façon de résister aux malheurs qui ne dépendent pas de notre volonté, ou si peu d'elle.
On pourra par ailleurs méditer sur l'un des aphorismes de Nietzche et ce pour éviter le destin malheureux de Rimbaud: "Ce qui ne me tue pas, me rend plus fort."
Vincent Téma, le 15/01/2021.