Thiriart a pensé la Grande Europe, et Ben Barka le Grand Maghreb. Cet article a d'abord été publié sur le site ami lecerclemoncefiste.hauetfort.com.
Ben Barka et le rêve d’un Grand Maghreb
(Pour lecerclemoncefiste.hautetfort.com)
« Le Maghreb arabe, libre, uni, adossé au Sahara, devenu un facteur de prospérité et d’entente, sera à la hauteur de son destin qui est d’être à la fois un foyer de rayonnante civilisation, un trait d’union entre la Méditerranée et l’Afrique nouvelle, et de constituer ainsi un puissant bastion de paix dans le monde ».
Ben Barka, le 3 octobre 1958, à Florence.
Mehdi Ben Barka, à l’époque où il prononce cette allocution, est président de l’Assemblée nationale consultative du Royaume du Maroc, l’équivalent de l’Assemblée nationale en France. Personnalité de premier plan d’un royaume où régnait encore le roi Mohammed V, il incarnait alors la branche radicale du parti de l’Istiqlal qui avait soutenu les efforts de son monarque pour hâter le départ de l’armée française du Maroc ainsi que l’abrogation du traité de protectorat signé quarante-six ans plus tôt.
La situation politique du Maroc de la fin des années cinquante autorisait bien des espoirs pour cet homme de trente-huit ans. Il n’était pas alors impossible d’envisager, au moment où la Tunisie aussi voyait son propre protectorat prendre fin, de cimenter une étroite union politique entre les jeunes ou moins jeunes nations d’Afrique du Nord.
En 1958 Ben Barka assurait la « ferme détermination de l’Afrique du Nord de retrouver pleinement sa souveraineté et de restaurer son rayonnement de civilisation et de paix ». De paix, oui, car elle est encore loin d’être assurée : fellaghas et soldats français se battent en Algérie. Alors que Tunisie et Maroc fêtent le deuxième anniversaire de la fin du protectorat français, Charles de Gaulle vient d’accéder à la présidence de la République. L’émancipation de sa patrie n’a pas attisé chez le leader panafricaniste qu’était Ben Barka de rancœur contre la France et il a souhaité, au contraire de tout esprit revanchard, retrouver un chemin de coopération avec la France. En 1957 il avait affirmé vouloir faire de l’Afrique du Nord un « banc d’essai d’une solution harmonieuse de cohabitation, de coopération, sans arrière-pensée ni esprit de domination » avec la France désormais gaulliste. Il encouragea même, pour ce qui relevait du Maroc, le développement de la « forte colonie française au Maroc », c’est-à-dire la prospérité de la communauté de Français installés dans le royaume chérifien. Tout cela ne l’empêchait pas de clairement soutenir la décolonisation de l’Algérie et le FLN, et d’affirmer franchement que l’entente future entre Maghreb et France ne saurait se réaliser sans la fin des hostilités au pays de l’émir Abdelkader.
Ben Barka, militant historique de l’Istiqlal, parti historique de la lutte contre la présence de l’Etat français au Maroc, n’était pas pour autant un ennemi de la France, voyant même ( à l’inverse des socialistes français de son temps) d’un bon œil le renforcement des pouvoirs du chef de l’Etat en France advenu avec la constitution de la Ve République naissante. En effet, il y voyait manifestement l’affaiblissement des factions parlementaires au profit d’un pouvoir exécutif fort capable de faciliter la fin du conflit algérien.
Cet esprit de lutte non spécifiquement anti-français mais plutôt anti-impérialiste est essentiel dans la conception du monde de Ben Barka, et s’est aussi manifesté lors de la conférence de Bandung, où Ben Barka sera l’une des voix du Tiers-Monde face aux puissances américaines, soviétiques et des puissances coloniales en déclin.
Cette conception politique ne pourra pas voir le jour. Les pressions politiques exercées par le nouveau monarque marocain, Hassan II, sont fatales à l’influence de Ben Barka au Maroc. La division de l’Istiqlal entre radicaux « Ben Barkistes » et modérés regroupés autour d’Allal el Fassi favoriseront la défaite des idées pan-maghrébistes, sans parler de la « guerre des Sables », conflit armé entre Maroc et Algérie, ou encore la fin du Sahara espagnol et la naissance du front Polisario, soutenu par l’Algérie. L’influence des grandes puissances du temps dans la division de l’Afrique du Nord n’est pas à négliger : L’URSS soutint ouvertement l’Algérie, et les Etats-Unis le Maroc.
Ainsi voleront en éclat la volonté pacifique et unificatrice de Ben Barka, tout comme de ses idées de démocratie participative, socialisantes et progressistes qu’il professait dans son propre pays.
Sa pensée, si elle a perdu le pois politique qu’elle eut brièvement n’a, c’est notre avis, absolument rien perdu de son actualité. La nécessité de l’unité des pays du Maghreb, en y incluant bien sûr la Lybie et la Mauritanie, permettrait à l’Afrique du Nord de devenir une puissance géostratégique majeure au XXIe siècle, par ses plus de 100 millions d’habitants, le gaz et le pétrole algérien, et ainsi éviterait à tous les peuples du Maghreb d’être victimes de la lutte mondiale, nécessairement sanglante, entre les grandes puissances d’aujourd’hui.
Vincent de Téma, 13/01/2023