Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Chroniq litté n°1: "Voyage au bout de la nuit" de Céline

 Petite analyse de Voyage au bout de la nuit, roman de 1932

Voyage au bout de la nuit :

 

« Je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir »

On peut comprendre ce passage comme étant une ode au pacifisme, ou plus profondément, comme j’en fais le pari, de celui d’un refus de continuer de vivre intégré à une société repoussante, et pour résister à celle-ci parvenir au nécessaire triomphe de l’imagination qui doit nous amener à voir « l’autre côté de la vie », et toute la vision du monde comme de soi qui peut en découler.

Céline insulte tout le monde. Mais il a une prédilection pour une certaine classe sociale. 

Quelle philosophie de l’existence se cache derrière ce roman de Céline ?

Nous lisons le fil de la vie de Bardamu, étudiant en médecine puis médecin, à travers ses pérégrinations en France et dans le monde, ses aventures amoureuses, ses rencontres, les dangers auxquels il est confronté. On aura noté le style très élaboré de Céline, sorte d’argot étudié, souvent qualifié de « faux-argot » par la critique littéraire, tant elle est travaillée, psée, peu spontanée.

Tout commence au coin d’un café, en 1914, aux premiers jours de la Grande Guerre. Bardamu, on ne comprend pas bien pourquoi, s’engage dans l’armée et sert dans un régiment de cavaliers dragons, où il connaît son baptême du feu. Critique virulent de la guerre à laquelle il participe, Bardamu sera finalement blessé, renvoyé à l’arrière du front, où il passera le reste du conflit, en faisant en sorte d’être dans les petits papiers des médecins de façon à ne jamais être renvoyé au front. Une fois la guerre finie, Bardamu se met au service d’une compagnie de transport officiant dans ce qui est visiblement le Sénégal, alors colonie française, et au terme d’un voyage pour le moins angoissant dans lequel il a bien failli être tué à force de médisances sur son compte, il est envoyé au fin fond de la brousse, chargé d’un relais où il tombe gravement malade. Avec l’aide d’auxiliaires il va déserter son poste, et après un périple périlleux à travers la forêt tropicale il parvient au Sahara espagnol, où il sera malgré lui envoyé servir dans un navire qui voyagera jusqu’aux Etats-Unis. Arrivé là-bas c’est une période de misère qui commence pour Bardamu, celui-ci gagnant sa vie au jour le jour en tant qu’ouvrier chez Ford à Detroit. Après un passage à New York il décide finalement de rentrer à Paris, pour achever ses études de médecine. On a alors une ellipse dans le récit. Quelques années plus tard, Bardamu, médecin désormais, s’établit en banlieue parisienne, où il aura du mal à gagner son pain. Il décide finalement d’aller servir dans un hôpital psychiatrique, dont il sera une sorte de directeur adjoint.

L’un des aspects les plus fascinants de ce roman est la présence d’un personnage énigmatique, Robinson, que Bardamu croise ou pense croiser, par hasard, à chacune des étapes de sa vie. Robinson est un personnage avec beaucoup de points communs avec Bardamu, il est comme lui assez amoral, mais avec une vénalité très forte qui lui est propre. On notera que si notre histoire ne commence pas avec Robinson, elle finit en quelque sorte avec lui. Robinson est un ancien camarade de combat, ancien dragon comme Bardamu, qui est une sorte de vieil ami et en même temps une épine dans le pied de Bardamu. Cependant les deux hommes, par une étrange fatalité, partagent le même destin. Après la guerre ils se retrouveront aux Etats-Unis, puis en France. Robinson semble suivre Céline, et moins bien réussir que lui, y compris sur le plan sentimental, puisque Robinson finira par être tué par son amante, alors que Bardamu, qui pourtant a connu bien des désillusions amoureuses au cours de ces environ quinze années de pérégrination, est bien vivant, et peut-être plus que jamais, maintenant qu’il est enfin débarrassé de Robinson.

Aussi, je ne peux pas faire l’impasse sur un trait du roman qui est l’hésitation entre le réel et le rêve. La finesse des descriptions psychologiques, qui sont là pour qualifier la bassesse de l’humanité qui évolue autour de Bardamu, cohabite avec une hésitation, des sortes de transes de Bardamu : celui-ci pense voir Robinson en Afrique, pense être libre une fois guéri au Sahara espagnol, pense pouvoir gagner convenablement sa vie aux Etats-Unis, et dans le même temps ne va pas cesser de repenser à ses amours perdus, Molly la prostituée new-yorkaise par exemple, qui lui donnera le plus de regrets. Il y a beaucoup de regrets tout au long du parcours de Bardamu, et en même temps un dégoût de l’humanité très fort chez lui, les deux se nourrissant mutuellement.

Le titre de l’ouvrage à lui seul est une énigme : on voyage sur une distance, pas une durée. Cela résume à la fois le sentiment de néant et de laideur du monde, qui est obscur au possible, et en même temps, comme l’écrit Céline, le voyage ne sert qu’à l’imagination. Il s’agit en fait de se rendre compte que toute notre existence ne tourne qu’autour de l’imagination, d’une imagination qui serait paradoxalement la seule réalité. Le reste ne serait que « déceptions et fatigues ». Cette affirmation est très surprenante alors même que les voyages de Bardamu sont riches de mille leçons, de mille expériences différentes, et pourtant, l’auteur nous affirme que la seule réalité est la seule chose qui ne soit pas réelle.

Aussi on peut se demander quelle est la part de vérité dans le récit même de la vie de Bardamu, sensée être proche de celle de Céline lui-même. Le personnage de Robinson est de loin le plus intrigant. En effet, le fait même qu’il retrouve Bardamu presque à chaque étape de son voyage ne peut être crédible, ou encore le fait que Bardamu se retrouve à devoir ramer dans une galère, ce moyen de transport ayant disparu depuis longtemps à son époque, ou encore le caractère pour le moins original du directeur de l’hôpital psychiatrique, Baryton, parti vivre une existence de voyages loin de son poste, qui se contente d’envoyer à ses employés des cartes postales pendant qu’eux doivent gérer un établissement que ce même Baryton a quitté par une sorte de mal-être existentiel.

Que penser de cet ouvrage ? Il faut d’abord convenir que les qualités d’analyse psychologiques de Céline sont remarquables, par leur capacité à montrer la réalité du monde sans pour autant oublier les nuances et précisions diverses à apporter, et pourtant en affirmant un message fondamental : l’humanité est pourrie, jusqu’à la moelle, radicalement. C’est le genre humain tout entier qui en prend pour son grade : du militaire à l’industriel en passant par le fonctionnaire, les femmes ou encore le corps médical. La seule consolation pour échapper à ce spectacle permanent de désolation morale est donc l’imagination, comme un refuge que l’on trouve au cœur de la réalité de la vie, dans les regrets et les soupirs.

Ce roman avait marqué son époque par son pacifisme, ce qui est vrai lorsque l’on songe que Céline déteste la guerre présentée comme étant une opportunité d’enrichissement pour une poignée d’industriels, en même temps qu’un gâchis énorme en vies humaines.

Néanmoins cet aspect me semble très réducteur, il y a beaucoup plus de choses à noter, par exemple la critique sociale que Céline a pu faire sur la mentalité d’une partie de la population qui ne supporte passe la nouveauté d’où quelle vienne, comme lorsque Bardamu s’établit à Rancy, et qu’il butte sur la méfiance et même une certaine malveillance de la part de gens qui le détestent par une sorte d’instinct inexplicable, moralement médiocre.

Un autre exemple serait l’effet que peut avoir cette société en décrépitude sur le personnage principal lui-même, devenu totalement amoral lorsqu’il apprend que Robinson veut tuer la mère Henrouille. C’est une réaction, à mon avis, face au repoussoir absolu qu’offre une société à ce point imbibée d’égoïsme qu’il ne sert à rien de s’opposer à elle, d’essayer d’incarner autre chose, et finalement, semble-t-il, d’espérer autre chose.

Dans le même temps, « Voyage au bout de la nuit » est un roman de la solitude. Bardamu est toujours très seul dans ses réflexions sur l’Autre, l’existence et le monde, malgré ses nombreuses rencontres qui ont toutes quelque chose de superficiel, comme si aucune ne parvenait à l’atteindre au cœur, ce qui d’ailleurs ne l’empêche pas d’avoir de la sympathie pour tel ou tel personnage : Parapine, Molly, Arthur Ganate sont des personnages plutôt sympathiques à l’auteur, au milieu d’un flot de personnages qui semblent tous dépasser la dichotomie protagoniste-antagoniste, tous passants d’un statut à l’autre, à l’exemple de Madelon, qui ne devient vraiment hostile au narrateur qu’à la fin du roman, ou même Robinson, dont la relation avec Bardamu est subtile, à la fois complice, un peu rivale, parfois bâtie sur des mensonges.

Céline c’est à la fois une exigence de description de la réalité de l’humanité, et en même temps une sorte de quête perpétuelle du rêve, mais le plus étrange est que les deux ne sont pas fermement dissociés, au contraire, ils semblent complémentaires, mieux, ils sont identiques : le rêve devient le réel qui lui-même vient du rêve. Un bon exemple est la différence entre le souvenir réel et la construction d’un faux souvenir, une évolution que l’on retrouve dans les combats sur le front et son séjour à l’hôpital : la guerre est laide, sans honneur ni gloire, et pourtant à l’hôpital elle sera magnifiée, loin du réel. Bardamu en jouera, sans y croire, résistant à la toxine qu’il diffuse lui-même. Et pourtant c’est cette mythification qui va l’emporter, créant, fabriquant de toute pièce le réel.

 

En conclusion nous pouvons dire que Céline a écrit là un roman expliquant une philosophie de vie en croisant deux flux : l’un qui est l’utilité de l’écrivain qui se fait à la fois le descripteur et l’adversaire de son temps, rebelle à sa manière, par une sorte de détachement individualiste froid, franchement anti-bourgeois, et de l’autre la recherche, candide peut-être, d’un ailleurs porteur de sens, d’un idéal, qu’à force de réfuter il finit par chercher, et trouver, après la mort de Robinson, cette copie en moins réussie de lui-même. Ce sera le monde de l’imaginaire. Celui du refus du monde moderne, gagné par l'Argent et la médiocrité. 

 

Vincent Téma, le 30/04/2022. 

Les commentaires sont fermés.