Sur un roman épique plébiscité par Tolkien et Lovecraft en leur temps : le Serpent Ouroboros. Article pour la revue Rébellion (n°99).
Une œuvre de fantasy aristocratique : Le Serpent Ouroboros
Avant que Le Seigneur des Anneaux de Tolkien ne devienne une référence obligée et ne s’impose de tout son poids dans ce monde littéraire qu’il est commun d’appeler l’heroic fantasy, une autre œuvre, publiée trente ans auparavant, avait connu un succès de librairie comparable, à tel point que toute une génération de lecteurs en fut profondément marquée. L’œuvre en question a pour titre le Serpent Ouroboros, de son titre original The Worm Ouroboros, publié pour la première fois en 1922 au Royaume-Uni. L’édition originale fut illustrée par le peintre Keith Henderson, entre autres « artiste de guerre » ayant illustré les combats qu’il connut dans les tranchées pendant la Grande Guerre.
Quel est le cadre de ce roman ? Plongé dans un univers empruntant à la mythologie grecque, aux sagas scandinaves et au Moyen-Âge féodal, le lecteur découvre l’intrigue principale du roman : une lutte à mort entre deux peuples habitant la planète Mercure, les Démons et les Sorciers. Les Démons, qui n’ont pas grand-chose en commun avec les démons de la culture chrétienne, sont incarnés par une poignée d’aristocrates combattants, et doivent faire face aux ambitions expansionnistes du cruel et mystérieux monarque des Sorciers, Goricé douzième du nom, mage surpuissant capable de se réincarner après la mort. Pour pouvoir repousser l’invasion des Sorciers, lesquels n’ont manifestement pas, à l’exception de leur roi, de pouvoir de sorcellerie, les Démons devront réussir à venir à bout de diverses quêtes prodigieuses qu’ils auront le plus grand mal à réaliser.
L’auteur, Eric Rücker Eddison, (1882-1945), était un britannique natif de Leeds, dans le Yorkshire. Il fit publier ce livre alors qu’il atteignait ses quarante ans. Diplômé d’Eton et de Cambridge, haut fonctionnaire travaillant d’abord au ministère du commerce de son pays puis écrivain ne vivant plus que de la vente de ses œuvres, il a appris l’islandais pour pouvoir déchiffrer lui-même les anciennes sagas nordiques. Connaisseur du latin, du grec et du français, il fut considéré par Tolkien comme « Le plus grand et le plus convaincant des écrivains de « mondes inventés » qu’il m’ait été donné de lire ». Lovecraft, autre pionnier du genre de la fantasy, affirmera que pour lui le Serpent Ouroboros était un « ami familier et un bien que je chéris. Quel chronique de rêve !» Un autre auteur connu des amateurs d’heroic fantasy, Fritz Leiber, connu pour son Cycle des épées jugera ainsi ce roman : « Le plus grandiose récit d’heroic fantasy ou de sword and sorcery en langue anglaise. » Robert Silverberg, autre nouvelliste et romancier connu et auteur du Cycle de Majipoor, déclara le relire tous les dix ans, et qu’à chaque relecture le roman « n’avait rien perdu de sa splendeur. »
Le titre, Ouroboros, fait bien sûr référence à la créature, serpent ou dragon (selon les traditions) se mordant la queue, incarnant l’éternel retour, puisque qu’à la fin du roman, l’aventure recommence depuis le début. L’idée d’Ouroboros, qui semble belle et bien universelle puisqu’on la retrouve aussi bien dans la mythologie égyptienne (sa plus ancienne représentation fut retrouvée sur l’une des chapelles dorées du tombeau de Toutânkhamon), que dans les légendes scandinaves, aztèques, chinoises, védiques ou encore aborigènes, résume l’intrigue du roman tout en s’y incarnant physiquement. En effet la première apparition d’un Ouroboros dans l’œuvre s’observe sous la forme d’une bague, apparaissant sur le pouce de Goricé XII, symbole de l’affirmation du roi-sorcier selon laquelle sa vie comme son royaume n’auraient jamais de fin. La conclusion de l’ouvrage illustre l’idée d’Ouroboros, symbole universel de retour éternel, puisque dans les dernières pages du roman, les ennemis des Démons, les Sorciers, morts pour une raison ou pour une autre, sont de retour à la vie, prêts à recommencer le conflit entre les deux peuples.
S’inscrivant dans la lignée des récits épiques fondateurs, c’est à des grandes sagas nordico-germaniques, des récits homériques voire, selon Patrick Marcel, dessinateur qui a préfacé l’édition française de l’ouvrage (qu’il a d’ailleurs traduit), des chroniques chinoises (comme les Chroniques des Trois Royaumes), ce livre est l’un des premiers de son genre à volontairement utiliser une langue archaïsante, en l’occurrence celle de l’Angleterre du début du XVIIe siècle. Le roman est d’ailleurs truffé d’extraits de poèmes de cette époque. Eddison, de sa plume « jacobéenne », révèle dans ce roman son attrait pour Homère, pour Snorri Sturluson (un poète islandais médiéval), les tragédies de l’époque du roi James, la musique symphonique, Malory et Shakespeare (lequel est, avec Webster et les divinités gréco-latines, cité par les personnages au cours de leurs aventures, ce qui a de quoi surprendre un lecteur moderne). Eddison a pour l’occasion édité le calendrier et la chronologie de sa propre histoire. Datée à partir de la fondation de Carcë, la principale forteresse des Sorciers, l’action se situe entre le 22 avril 399 et le 22 avril 403. Si la raison du choix du 22 avril n’a pas été clarifiée, on peut bien sûr noter que le conflit dure quatre ans jour pour jour.
A une époque où la fantasy n’est pas encore un genre à part, mais une ébauche mal située et tentant de trouver sa voie entre romans de chevalerie de type Walter Scott (on pense à Ivanhoé), science-fiction et littérature générale, Eddison utilise pour permettre aux lecteurs de se plonger en douceur dans l’histoire un dénommé Lessingham, personnage vivant dans le monde réel, et transporté en rêve sur Mercure. Ce Lessingham disparaît dès les premières pages du récit, preuve qu’il n’était là que pour faciliter au lecteur de l’entre-deux-guerres son départ d’un univers vraisemblable, en l’occurrence le nôtre, pour arriver dans un monde pour le moins dépaysant, autrement dit la planète Mercure, lieu de l’action et de l’intrigue du récit.
Un mot sur les personnages : Les Démons, pour leur part, sont animés par une fratrie, les frères Juss, Goldry Bluzco et Crachefeu. Avec un quatrième, Brandoch Daha, on a là les quatre principaux guerriers et généraux démons. Juss est le chef suprême du peuple démon, Goldry Bluzco est un lutteur confirmé et redoutable, Brandoch Daha un moqueur débonnaire et habile à l’épée, qui n’est pas sans rappeler un mousquetaire sorti tout droit des romans d’Alexandre Dumas, et Crachefeu, lequel comme son nom l’indique… crache du feu, par ses narines. Les femmes ne sont pas en reste, puisque le roman compte aussi des dames, comme Mévriane, sœur de Brandoch Daha et qui devra défendre le château familial sans son frère, Prezmyra, qui forme avec son mari le duo le plus respectable du camp adverse ou encore Sophonisbe, mystérieuse magicienne et de loin le plus puissant personnage, dans l’art de la magie blanche, dont les actions compteront parfois de façon décisive dans l’intrigue. Il n’est pas exagéré de dire que sans elle, les Démons auraient échoué à vaincre les Sorciers. Notons qu’Eddison connaît ses classiques : Sophonisbe était à l’origine une princesse carthaginoise contemporaine d’Hannibal. Eddison semble bien s’inscrire dans une certaine tradition de sa représentation dans la littérature.
Certains de ces démons devront parcourir des territoires inconnus, et leur chemin, jonché d’embûches, sera long et difficile. Ils sont tous des hommes jeunes : le plus âgé, Juss, a 33 ans à la fin du récit.
En face, d’eux, il faut évoquer, outre Goricé, monarque maléfique du peuple sorcier et principal antagoniste du récit, les seigneurs Coronde, chef de guerre des Sorciers et doté d’un certain sens de l’honneur, Corinius, sorte d’Achille indomptable, démesurément orgueilleux et particulièrement brave comme l’est le fils de la nymphe Thétis dans l’Illiade,ou Corsus, général aigri et vieilli prêt à tout pour satisfaire son ambition. Les Sorciers rivalisent pour obtenir plus de pouvoir, et gagner les terres et les couronnes que leur promet leur roi.
D’autres personnages, n’appartenant à aucun des deux peuples, jouent un rôle décisif dans l’histoire ; Gro, du peuple des Gobelins, intelligent et conseiller des puissants, ou la reine Sophonisbe, magicienne qui n’est pas affectée par la vieillesse.
Comme tout écrivain ayant connu un succès important, l’auteur du Serpent Ouroboros a subi des critiques. Patrick Marcel tenta de les résumer, expliquant que fut reproché à Eddison son admiration pour « des héros plats, insupportables aristocrates insoucieux des armées qui s’entretuent sous leurs ordres ». La représentation dite « stéréotypée » des Démons, « éthérés » et « théoriques », profite aux Sorciers, parce que ceux-ci sont plus ouvertement gourmands, avides de puissance et de pouvoir, et donc plus « humains ». Certains lecteurs semblent avoir préféré aux Démons un personnage atypique dans cet univers de guerriers, Gro, observateur averti du monde dans lequel il vit et au parcours erratique (à l’origine membre d’un peuple hostile aux Sorciers, les Gobelins, ce personnage atypique est chassé de son pays et se met au service du roi sorcier, avant de changer de camp par amour pour Dame Mévriane, du peuple des Démons).
Sans remettre en cause l’intérêt des Sorciers et des Gobelins de notre récit, je profite de cet article pour prendre la défense des Démons. Ceux-ci incarnent une résistance farouche à un tyran désireux de soumettre, sans autre raison que la satisfaction de son orgueil démesuré, leur nation. Les démons livrent une guerre qu’ils n’ont pas choisi, et qui a pour enjeu leur liberté, leur dignité, leur honneur. Face à un roi sorcier sans scrupules suivi par ses légions sans défaillance, les Démons n’ont d’autre choix que de livrer une guerre avec toute la fureur dont ils sont capables, surtout que les combats sont souvent inégaux entre les deux camps, et à l’avantage des Sorciers. Il s’agit d’une épopée au sens le plus traditionnel du terme, d’une guerre menée par des nobles protégeant leur pays d’un roi-sorcier qui souhaite faire d’eux des esclaves. Cette guerre « totale » est livrée contre une ennemi « total ».
Si les héros ( lesquels ne sont pas « plats », mais simples ) choisissent effectivement de revivre toute la guerre qu’ils ont vécu, c’est-à-dire tout le récit depuis le début, c’est parce que deux craintes les taraudent : si leur peuple ne livre plus de guerre contre un ennemi extérieur qui les agresserait (car il n’est jamais question pour eux que de défendre leur nation, et jamais d’envahir un voisin pour lui arracher quoi que ce soit), ils se feraient la guerre entre eux, ce qu’ils jugent fratricide (ce qui d’ailleurs révèle leur sens de la loyauté et de la solidarité). Ou alors, réduits à l’inactivité, et là est leur autre grande crainte, ils deviendraient impotents et inutiles : le chef des Démons, Juss, compare alors la situation qui serait la leur à celle de « plantes stupides » ou de bétail qu’on engraisserait en vue de…l’abattoir. Comparaison intéressante et révélatrice : les critiques n’y ont pas vu un aveu, celui de la crainte de la fin d’un cycle, et non pas seulement au sens de fin d’une vie héroïque, mais au sens de fin de vie tout court. Dans un univers violent comme celui de la planète Mercure, où toutes les menaces semblent n’avoir pas disparu, les Démons doivent être en permanence sur le pied de guerre. La perte de sens d’un objectif commun serait leur destruction, parce que le cadre dans lequel ils vivent a fait d’eux des hommes de guerre, faits pour la guerre, vénérant la guerre. S’il n’y a plus de guerre, il n’y a plus de sens. S’il n’y a plus de sens, il n’y a plus rien qui justifierait l’existence. Or dans ce roman, la vie a un sens, un sens élevé, celui du combat et du courage.
De plus, si les Démons ont effectivement choisi de revivre tout le récit depuis le début, c’est aussi parce que quitte à ce qu’il y ait guerre, et puisqu’il ne peut y avoir que guerre dans un monde comme celui de Mercure, tous les Démons la vivront à l’âge mûr, dans un monde où tous, y compris les Démons tués, seront revenus à la vie (comme le révèle l’appendice) et lutteront ensemble unis contre un tyran étranger. C’est, de la part des seigneurs démons, préférer la certitude d’une guerre contre un agresseur extérieur que prendre le risque de la mort lente ou de la guerre civile. C’est un choix à la hauteur de leurs personnalités, héroïques, et préférant leur fraternité à une banale vie paisible. C’est le choix du mépris des jouissances de la vie. C’est la raison pour laquelle le souhait de Juss, celui de voir ses ennemis morts revenir à la vie, est réalisé. C’est probablement par l’entremise de la reine Sophonisbe que ces guerriers pourront ne plus « vivre que pour le combat », comme ils l’ont souhaité, comme de profiter d’une éternelle jeunesse. Ainsi, amis comme ennemis sont ressuscités, et leur guerre ne prendra jamais fin. Aucun des personnages ne mourra donc jamais vraiment.
L’oeuvre, opposant des Démons audacieux et héroïques à des Sorciers capables d’honneur et braves eux-mêmes, décrit un univers où la guerre est le seul moyen de préserver son foyer et d’empêcher qu’un monarque ignoble ne fasse de vous un « esclave de ses esclaves » comme Goricé, l’antagoniste principal, l’affirme lui-même. C’est un combat de résistance et de dignité face à un oppresseur dont l’art dans la magie noire et la capacité à se réincarner remettent en cause l’ordre naturel, celui incarné par les Démons, qui se considèrent eux-mêmes comme un « peuple libre », méprisant la magie car ils ne comptent que « sur sa propre force et valeur », selon Juss, leur chef.
On peut constater un lien manifeste entre ce récit et le Walhalla scandinave : En ce lieu où le combat ne cesse jamais, les guerriers choisis par les valkyries s’affrontent pour l’éternité. La lutte entre Sorciers et Démons est de la même manière, éternelle. La conception cyclique de la lutte et de la vie est ainsi manifeste. Notons par ailleurs que Mercure n’est pas dénué de transcendance : il existe des dieux (qui accorderont jeunesse éternelle et habileté aux armes éternelle aux Démons), et des esprits associés aux ténèbres : c’est à avec ceux-ci que le roi Goricé a conclu un pacte pour obtenir les pouvoirs qui sont les siens. Il y a également un enfer : c’est là qu’après sa mort Goricé est brièvement précipité, notamment en raison de son orgueil perçu comme « impie ».
En résumé, ce roman, malgré son succès, a été parfois mal compris : les guerriers ne méprisent pas la vie des autres (sauf sans doute celles de leurs ennemis, ennemis dont pourtant ils estiment le courage), ils choisissent quel sens leur vie doit avoir. Ils savent que désormais, la seule guerre qui peut les attendre après la mort des Sorciers serait fratricide, et s'ils refusaient cette même guerre ils déclineraient, au moral comme au physique. En somme, les Démons ont voulu donner un sens élevé à leur existence. Un sens qu’il ont choisi : celui du combat. Et pas n’importe lequel : celui pour leur liberté.
C’est en ce sens que ce roman, parce qu’il met à l’honneur une conception du monde élitiste, aristocratique, (au sens originel du terme) n’a pas pu plaire à tous.
Néanmoins, à l’inverse d’autres œuvres littéraires, le roman a su trouver son public malgré les défauts qu’on lui a adressé. Laissons Patrick Marcel conclure, lui qui, en 2018, a publié en français, aux éditions Callidor, illustré avec talent par Emily C.Martin, le Serpent Ouroboros :
« Asseyez-vous confortablement, ouvrez ce livre, suivez Lessingham dans la chambre aux Lotus et savourez à petites gorgées, comme un whisky fort, ce rêve baroque et fiévreux. »
Vincent Téma, le 30/10/23. (vincentdetema@gmail.com)