Le "philosophe de Ferney", alias Voltaire, s'est intéressé dans son Dictionnaire philosophique au caractère individuel des êtres humains, qu'il juge plus guidé par la nature que correctible par l'éducation.
Article "caractère" du Dictionnaire philosophique,
de Voltaire
Raison et expérience sont le socle de l'esprit des Lumières. Aussi, celles-ci ont vocation à s'appliquer dans l’analyse de tout domaine de connaissance, sans exception. A y bien regarder, les philosophes de l’Encyclopédie considèrent la raison non pas tant comme un outil visant à émanciper l'Homme de la nature que tel l'aiguillon permettant de renouer avec celle-ci.
A ce propos, un texte particulièrement intéressant a attiré notre attention: L'article "caractère" du Dictionnaire philosophique d’Arouet, dit Voltaire, un ouvrage répertoriant les diverses conceptions de son auteur sur des thématiques très diverses, morales, religieuses et plus généralement philosophiques. Pourquoi ce texte précisément ? Parce que Voltaire y défend une conception du caractère des individus selon laquelle ni l'éducation, ni le temps ne peuvent jamais complètement le remettre en cause. En somme, notre caractère a sa propre nature, et l’éducation ne peut la modifier totalement. Il ne peut être remis en question par nos efforts. Ainsi, la nature s'impose à nous, contrairement à l’idée défendue notamment par Helvétius, contemporain de Voltaire, selon laquelle l’éducation peut tout.
Cette affirmation du « philosophe de Ferney », surnom le plus connu de Voltaire, contraste avec la considération péremptoire assez répandue , et plus fausse que vraie, sur le siècle des Lumières, selon laquelle cette époque aurait essentiellement été illustrée par des savants et des intellectuels qui n’auraient cherché qu’à rationaliser l’univers, Dieu et les hommes, que par principe, car plus heureux à l’idée de réfléchir « à vide » que d’observer la réalité des êtres et des sociétés, et qui à force de croire que la raison pouvait refaire le monde en oubliaient la réalité de la nature humaine. Mais cela fera éventuellement l’objet d’une autre étude, plus spécifique.
Nous vous présentons donc cette définition du mot « caractère », selon Voltaire, tel qu'elle figure dans l'édition de 1767 du Dictionnaire philosophique, avec quelques commentaires. Notre souhait est que chacun y trouve matière à réflexion.
« Du mot grec impression, gravure [ Plus précisément le mot vient du latin character (« marque au fer rouge, empreinte, cachet, style, caractère ») mot lui-même issu du grec ancien kharakter (« signe, empreinte »). C’est ce que la nature a gravé dans nous ; pouvons-nous l’effacer ? Grande question. Si j’ai un nez de travers & deux yeux de chat, je peux les cacher avec un masque. Puis-je davantage sur le caractère que m’a donné la nature ? Un homme né violent, emporté, se présente devant François premier roi de France pour se plaindre d’un passe-droit ; le visage du Prince, le maintien respectueux des courtisans, le lieu même où il est, font une impression puissante sur cet homme ; il baisse machinalement les yeux, sa voix rude s’adoucit, il présente humblement sa requête, on le croirait né aussi doux que le sont (dans ce moment au moins) les courtisans, au milieu desquels il est même déconcerté ; mais si François premier se connaît en phisionomies, il découvre aisément dans ses yeux baissés, mais allumés d’un feu sombre, dans les muscles tendus de son visage, dans ses lévres serrées l’une contre l’autre, que cet homme n’est pas si doux qu’il est forcé de le paraître. Cet homme le suit à Pavie, est avec lui, mené avec lui en prison à Madrid ; la Majesté de François premier ne fait plus sur lui la même impression ; il se familiarise avec l’objet de son respect. Un jour en tirant les bottes du roi, & les tirant mal, le roi aigri par son malheur se fâche, mon homme envoye promener le roi, & jette ses bottes par la fenêtre.
Sixte-quint [Prélat italien 227e pape de l’Eglise catholique, dont le pontificat s’étend de 1585 à 1590] était né pétulant, opiniatre, altier, impétueux, vindicatif, arrogant ; ce caractère semble adouci dans les épreuves de son noviciat. Commence-t-il à jouïr de quelque crédit dans son ordre ? il s’emporte contre un gardien & l’assomme à coups de poings : est-il inquisiteur à Venise ? il exerce sa charge avec insolence : le voilà cardinal, il est possédé della rabbia papale [ littéralement : « de la colère papale »] : cette rage l’emporte sur son naturel ; il ensevelit dans l’obscurité sa personne & son caractère ; il contrefait l’humble & le moribond ; on l’élit pape, ce moment rend au ressort, que la politique avait plié, toute son élasticité longtemps retenue ; il est le plus fier & le plus despotique des souverains.
Naturam expellas furca tamen ipsa redibit.
[ Littéralement : Si tu chasses la nature elle revient par la fourche ]
La religion, la morale, mettent un frein à la force du naturel, elles ne peuvent le détruire. L’yvrogne dans un cloître, réduit à un demi-septier de cidre à chaque repas, ne s’enyvrera plus, mais il aimera toujours le vin.
L’age affaiblit le caractère, c’est un arbre qui ne produit plus que quelques fruits dégénérés, mais ils sont toujours de même nature ; il se couvre de nœuds & de mousse, il devient vermoulu, mais il est toujours chêne ou poirier. Si on pouvait changer son caractère, on s’en donnerait un, on serait le maître de la nature. Peut-on se donner quelque chose ? ne recevons-nous pas tout ? Essayez d’animer l’indolent d’une activité suivie, de glacer par l’apatie, l’ame bouillante de l’impétueux, d’inspirer du gout pour la musique & pour la poësie à celui qui manque de gout & d’oreilles ; vous n’y parviendrez pas plus que si vous entrepreniez de donner la vüe à un aveugle né. Nous perfectionnons, nous adoucissons, nous cachons ce que la nature a mis dans nous, mais nous n’y mettons rien.
On dit à un cultivateur, Vous avez trop de poissons dans ce vivier, ils ne prospéreront pas ; voilà trop de bestiaux dans vos prés, l’herbe manque, ils maigriront. Il arrive après cette exhortation que les brochets mangent la moitié des carpes de mon homme, & les loups la moitié de ses moutons, le reste engraisse. S’applaudira-t-il de son économie ? Ce campagnard, c’est toi-même ; une de tes passions a dévoré les autres, & tu crois avoir triomphé de toi. Ne ressemblons-nous pas presque tous à ce vieux général de quatre-vingt-dix ans, qui ayant rencontré de jeunes officiers qui faisaient un peu de désordre avec des filles, leur dit tout en colère, Messieurs, est-ce là l’exemple que je vous donne ? »
Vincent Téma, le 06/05/24.