Quelques mots sur une fable de Jean-Pierre Claris de Florian, publiée en 1792.
Le renard qui prêche, une fable de Florian :
Un mot sur Jean-Pierre Claris de Florian, l’auteur du texte qui va nous intéresser aujourd’hui :
Né au château de Florian le 6 mars 1755, dans les basses Cévennes, il a été considéré à posteriori comme un écrivain languedocien et comme le premier des « félibres ».
Il est, par alliance, le petit-neveu de Voltaire, qui le surnommait « Florianet », et qu’il désignait dans sa correspondance comme son « neveu par ricochet ».
Sa famille s'était distinguée dans les armes et il s'oriente lui-même vers cette profession. Mais il sait bientôt se faire apprécier pour sa sensibilité littéraire. C’est justement à Ferney, résidence de Voltaire à deux pas de la frontière suisse qu’il rend visite et reçoit les encouragements du philosophe, qui à l’époque est néanmoins d’abord connu du grand public comme dramaturge. Surtout, Florian est protégé par le duc de Penthièvre, petit-fils de Louis XIV, qui lui permet de se livrer à son goût pour la littérature, dans les châteaux d'Anet et de Sceaux ou à Paris.
Notre fabuliste eut le goût de la langue espagnole, peut-être sous l’influence de sa mère (d’origine ibérique) et ses premières œuvres, qui chantent l'amour pastoral, sont inspirées de Cervantès, le célébrissime auteur du Don Quichotte. C'est le cas de Galatée, qu'il publie en 1783 : l'ouvrage, parsemé de romances, obtint un grand succès de librairie. En revanche son Estelle et Némorin (1788), qui chante les innocentes mœurs cévenoles, fut moins bien reçue, sans doute parce que l'imminence des troubles politiques agitait les esprits de passions plus violentes : On est à la veille de la Révolution française. Florian a écrit aussi des pièces de théâtre : Les Deux Billets, Le Bon Ménage, Le Bon Père et La Bonne Mère, où l'auteur met en scène un personnage d'Arlequin, comme Marivaux avant lui. Il a aussi publié Numa Pompilius, un roman chevaleresque paru en 1786 et consacré au deuxième roi légendaire de Rome. Il publie aussi Gonzalve de Cordoue (1791), dans le même genre, et qui comporte en introduction un Précis historique sur les Maures.
Cependant, Florian est surtout connu pour ses Fables, publiées en 1792.
Entré à l'Académie française en 1788, à l'âge de trente-trois ans, sa carrière est brisée en raison de la Révolution. Il perd son protecteur, le duc de Penthièvre, se trouve lui-même obligé de quitter Paris en 1793 et, quoique réfugié à Sceaux, est arrêté et emprisonné. Relâché après le 9-Thermidor ( soit au moment où s’achève la Grande Terreur.) mais manifestement brisé par l'adversité, il meurt en 1794, laissant inachevées, entre autres, une traduction en français de Don Quichotte.
C’est l’une de ses fables qui m’intéresse aujourd’hui. Elle a été publiée dans le recueil de 1792 sous le titre suivant : « Le renard qui prêche » :
Un vieux renard cassé, goutteux, apoplectique,
Mais instruit, éloquent, disert,
Et sachant très bien sa logique,
Se mit à prêcher au désert.
Son style était fleuri, sa morale excellente.
Il prouvait en trois points que la simplicité,
Les bonnes mœurs, la probité,
Donnent à peu de frais cette félicité
Qu'un monde imposteur nous présente
Et nous fait payer cher sans la donner jamais.
Notre prédicateur n'avait aucun succès ;
Personne ne venait, hors cinq ou six marmottes,
Ou bien quelques biches dévotes
Qui vivaient loin du bruit, sans entour, sans faveur,
Et ne pouvaient pas mettre en crédit l'orateur.
Il prit le bon parti de changer de matière,
Prêcha contre les ours, les tigres, les lions,
Contre leurs appétits gloutons,
Leur soif, leur rage sanguinaire.
Tout le monde accourut alors à ses sermons :
Cerfs, gazelles, chevreuils, y trouvaient mille charmes ;
L'auditoire sortait toujours baigné de larmes ;
Et le nom du renard devint bientôt fameux.
Un lion, roi de la contrée,
Bon homme au demeurant, et vieillard fort pieux,
De l'entendre fut curieux.
Le renard fut charmé de faire son entrée
A la cour : il arrive, il prêche, et, cette fois,
Se surpassant lui-même, il tonne, il épouvante
Les féroces tyrans des bois,
Peint la faible innocence à leur aspect tremblante,
Implorant chaque jour la justice trop lente
Du maître et du juge des rois.
Les courtisans, surpris de tant de hardiesse,
Se regardaient sans dire rien ;
Car le roi trouvait cela bien.
La nouveauté parfois fait aimer la rudesse.
Au sortir du sermon, le monarque enchanté
Fit venir le renard : vous avez su me plaire,
Lui dit-il, vous m'avez montré la vérité ;
Je vous dois un juste salaire :
Que me demandez-vous pour prix de vos leçons ?
Le renard répondit : sire, quelques dindons.
S’inscrivant dans la même veine anticléricale qui fut aussi celle de son grand-oncle Voltaire, Florian tire à boulets rouges sur le clergé de son temps. Il est peu vraisemblable que le renard soit directement Jésus. Il serait plutôt un religieux, un homme d’Eglise, sans doute sans identification précise, symbolisant l’institution religieuse à lui seul.
Notons que la date de la publication des Fables n’est pas anodine : Nous sommes deux ans après la promulgation du décret instaurant la Constitution civile du Clergé, qui affaiblit considérablement le patrimoine de l’Eglise catholique, et participe à laïciser l’Etat. En cela, Florian réagit à sa manière aux grands évènements du temps.
On peut je crois déduire plusieurs idées de cette fable :
-Le renard est âgé et perclus de maladies : Serait-ce le signe que les temps changent et que l’Eglise (ou le fanatisme, peut-être) mourra bientôt ?
-Prêcher la bonté ne sert à rien, puisque personne n’écoute. Mieux vaut flatter, la bonne réputation sociale suivra.
-Le discours du renard avait pour ambition de « mettre en crédit l’orateur », c’est-à-dire le rendre célèbre. Peu importe le contenu du discours donc. C’est signifier que la vertu n’intéresse pas les religieux, et n’aurait jamais existé dans l’Eglise.
-Les premiers animaux venant écouter les sermons du renard sont bien inoffensifs, peu intimidants et dominés dans la chaîne alimentaire. Ils ne sont donc pas susceptibles d’être physiquement violents, d’où leur intérêt pour une doctrine moralisante. Les « biches « dévotes » sont les femmes âgées qui écoutent leur curé. Les animaux plus grands, plus « nobles » (comme les cerfs) et traqués par les prédateurs arrivent lorsque le discours du renard leur convient. C’est une leçon sur la nature humaine : on ne s’intéresse qu’à ce qui éveille un écho profond en nous, en fonction de notre nature propre.
-C’est la haine qui gouverne le monde, et les curés en ont suffisamment profité pour asseoir leur autorité et répandre leur fanatisme. Idée commune aussi bien à Voltaire que d’Holbach, pour ne citer qu’eux.
-Le renard, ou curé, était un hypocrite qui ne cherchait qu’à dévorer ses ouailles. Il faut lire Voltaire pour comprendre l’opinion partagée par tout le « parti philosophique » (auquel Florian se rattache de fait) sur l’ancienneté et la nocivité des prêtres. Nicolas Antoine Boulanger s’était aussi intéressé à la question.
-Le renard-religieux a donc une qualité non mentionnée explicitement par Florian : celle nécessaire pour comprendre l’attente son auditoire. C’est en somme un bon psychologue, comme tout « bon » démagogue.
-Florian se ferait-il républicain, en pointant du doigt la bonne réception que le monarque fait au renard ? Veut-il dire par là que l’Eglise, le renard, fait corps dans son hypocrisie avec la royauté ? Après tout, le renard qui veut dévorer des dindons a prêché contre les lions, donc contre le roi, alors que celui-ci montre son intérêt pour ses thèses moralisantes, et pourtant dévore son peuple… Serait-ce une sature du « despotisme éclairé » ?
-Le renard s’attaque aux lions, donc indirectement au trône. Ainsi le renard-prêtre s’attaque aux pouvoirs qui concurrencent le sien, comme l’Eglise qui combattit les pouvoirs temporels qui s’opposaient à elle.
-On peut aussi comprendre cette fable comme l’expression d’un refus de voir la nature dérangée par des démagogues qui contestent l’ordre naturel. Les prédateurs n’ont rien de moralement répréhensibles, ils ne font que suivre leurs instincts. Cela, le prêtre-renard le nie. De plus, il est dans la nature des choses qu’un herbivore finisse entre les crocs d’un carnivore. Est-ce une condamnation de la doctrine chrétienne elle-même, parce qu’elle serait contre-nature ? C’est fort possible.
-On peut y voir aussi l’impiété : Dieu tarde à sauver ses ouailles. Que fait-il donc ? Serait-il injuste ? L’auteur s’autorise donc un blasphème.
A mes yeux la fable n’est pas si datée qu’elle le paraît. Certes, la société a changé, bien que le poids du religieux reprenne lentement du poil de la bête dans la France (et l’Europe) de 2024. Mais ne pouvons-nous pas estimer qu’il existe de nouveaux curés, qui appellent à l’éclatement de la société ? Tous les mauvais moralisateurs y participent : wokistes, partisans du « vivre-ensemble », du féminisme, du masculinisme, de la guerre inter-ethnique et raciale, tout comme les partisans du plus parfait statu quo ?
Tandis que de nouveaux curés tentent de s’imposer, de plus anciens semblent bien de retour…
Vincent Téma, le 17/01/24.