Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Marx et l'espoir russe

Quand l'auteur du Capital envisageait la révolution prolétarienne mondiale...déclenchée depuis la Russie. Publié par voxnr.fr le 20/05/24.

 

 

Marx et l'espoir russe :

 

 

 

« Si la révolution se fait en temps opportun, si elle concentre toutes ses forces, pour assurer l’essor libre de la commune rurale, celle-ci se développera bientôt comme un élément régénérateur de la société russe et comme élément de supériorité sur les pays asservis par le régime capitaliste. »

 

Karl Marx, dans le brouillon de lettre adressé à Vera Zassoulitch.

 

Certains militants de la droite radicale et sociale sont convaincus que le salut de leur nation, voire de leur continent, et parfois même du monde entier, viendra de l’Est. Plus précisément de la Russie, laquelle pourrait donner une impulsion importante, et peut-être décisive, au mouvement de libération national désiré. Aussi surprenant que cela puisse paraître, Karl Marx, pour des raisons très différentes (quoique pas toujours ), l’envisageait aussi.

Bien entendu, Marx s’inscrivait dans un schéma exclusivement conçu comme devant rechercher et aboutir à la révolution sociale. Sa démarche, si elle est rigoureusement suivie, ne sied pas à la droite radicale, pour de multiples raisons : son exclusivisme prolétarien, son hostilité aux classes moyennes, son absence de sens national ou encore son projet de suppression de l’Etat et de la propriété même populaire. Il est pourtant impossible et indésirable d’envisager une libération nationale sans libération sociale. D’où la nécessité de prospecter dans les écrits de Karl Marx tout ce qui pourrait servir à un pan ou à un autre de notre propre perspective.

L’auteur du Capital, dans les dernières années de sa vie, scrutant la situation socio-économique de ce qui était alors l’empire russe, déclara que la commune rurale russe de cette époque, connue sous le nom d’Obshchina (sorte de communauté villageoise constituant une unité économique cohérente et autonome, notamment chargée de distribuer la terre entre fermiers) pouvait être un point de départ envisageable pour une révolution communiste à l’échelle russe, puis mondiale. Rappelons qu’à ses yeux la lutte mondiale contre l’exploitation du travail par le capital signifiait la nécessaire unité des prolétaires de toutes les nations contre l’ennemi commun : le bourgeois.

On imagine difficilement la révolution doctrinale que Karl Marx entamait par cette affirmation. En effet, lui qui depuis plusieurs décennies affirmait, avec son camarade de lutte et de route Friedrich Engels (il suffit d’ailleurs de lire le Manifeste du parti communiste pour s’en rendre compte), que la révolution prolétarienne qui devait renverser le capitalisme ne pourrait s’effectuer qu’après un nouveau stade d’expansion de celui-ci, changeait d’analyse. Il déclarait désormais que le bouleversement économique qu’il affirmait inéluctable, et qui devait amener à la naissance d’une société socialiste puis communiste, pouvait possiblement advenir différemment.

Marx écrit encore :

« [L’Obshchina] occupe une situation unique, sans précédent dans l’histoire. Seule en Europe elle est encore la forme organique, prédominante de la vie rurale d’un empire immense. »

A ses yeux ce modèle de communauté villageoise possédait « toutes faites les conditions matérielles du travail coopératif » ce qui en ferait une bonne base ultérieure de développement de la future société socialiste.

La révolution, là où elle éclatera, fera tache d’encre. Et Karl Marx est prêt à considérer l’influence de la Russie, comme il l’affirmait déjà dans son célèbre manifeste : « (…) si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en Occident, et que toutes deux se complètent, la propriété commune actuelle de la Russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste. »

L’essayiste et professeur de sociologie Marcello Musto écrivit dans son ouvrage Les Dernières années de Karl Marx (1881-1883) que Marx concevait que : « La volonté politique et un ensemble de circonstances historiques favorables constituaient […] les conditions nécessaires pour que l’Obshchina survive et connaisse une transformation radicale. »

Selon l’historien et philosophe polonais Andrzej Walicki dans son ouvrage Controversy over Capitalisme, à ce moment de sa vie Karl Marx « réaffirm[ait] la thèse selon laquelle le socialisme avait plus de chance dans les pays hautement développés, mais en même temps il présumait que le développement économique de pays arriérés pouvait être modifié en profondeur sous l’effet de la situation internationale. » 

Selon Marcello Musto encore « la thèse fondamentale que Marx avait fréquemment formulée dans le passé était maintenue, mais désormais ses idées étaient reliées plus étroitement au contexte historique et aux divers scénarios politiques qu’il dessinait. »

Dans une lettre à Vera Zassoulitch datée du 8 mars 1881, l’auteur du Capital précise que la commune rurale russe devait au préalable se débarrasser des « influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés et ensuite lui assurer les conditions normales d’un développement spontané. »

S’intéressant aux populistes russes, Marx, selon Musto, « appréciait le caractère concret et pragmatique de leur activité politique et le fait que, dans leur propagande, ils ne recouraient pas à d’absurdes fioritures ultra-révolutionnaires ni à des généralisations contre-productives. » Ces populistes incarnaient un espoir prolétarien pouvant mener à la progression du socialisme.

Dans l’empire de Russie du début des années 1880, trois grandes tendances populistes, très nettement révolutionnaires, incarnaient l’esprit de la lutte sociale. La première tendance était « néo-blanquiste », et reprenait les idées de Piotr Tkachev, lequel affirmait que Blanqui était pour lui et ses camarades « un inspirateur » et un « modèle » dans le « grand art du complot ». La deuxième était bakouniniste. La troisième (qui intéressait particulièrement Marx), en revanche, considérant l’importance des facteurs économiques comme préalables à la révolution socialiste, recherchait activement les opportunités politiques les meilleures pour mettre fin au régime en place. En clair, comme Marx, ces gens envisageaient des institutions politiques libérées de la pression capitaliste et de ses alliés, tsarisme, Eglise orthodoxe et aristocratie terrienne, comme postérieurs ou concomitants à une évolution du mode de production économique.

Ce qui est pour nous intéressant à savoir, et qu’aucune de ces tendances populistes n’était marxiste. Cela n’empêchait pas Marx de voir en la troisième tendance un groupe d’acteurs clés de l’avenir socialiste de la Russie.

Marx cherchait à équilibrer les poids des facteurs objectifs et subjectifs devant favoriser la révolution prolétarienne. Il opposait les militants du groupe Partage noir (qui comptait parmi ses leaders Vera Zassoulitch, ancienne militante anarchiste, et Georgui Plekhanov, un militant proche du marxisme qui contrairement à Lénine soutiendra l’effort de guerre de son pays en 1914) à ceux de La Volonté du peuple, qui constituent les deux tendances les plus proches de sa propre pensée. Il écrit que les militants du premier groupe, jeunes professeurs des universités pour la plupart, critiquaient le second mais avaient fui la Russie, et pratiquaient« un doctrinarisme assommant », alors que La Volonté du peuple, constitué de « terroristes » qui eux « risquent leur peau » pour leur cause, était sous sa plume plus hautement estimé.

On observe donc un Karl Marx favorable à l’action concrète et pragmatique plutôt qu’idéologue intransigeant.

Approuvant les méthodes et les choix politiques de La Volonté du peuple, il écrivit à sa fille Jenny, dans une lettre datée du 11 avril 1881, qu’il considérait les membres de ce groupe comme « tout à fait remarquables, sans pose mélodramatique, simples, concrets, héroïques. Trompeter et agir sont deux attitudes opposées, et irréconciliables. » Il accepte également le modus operandi de ces militants, ce « mode d’action spécifiquement russe, historiquement nécessaire, sur lequel il n’y a pas lieu de moraliser (…). »

Ainsi, selon Musto, Marx était désormais mieux disposé à considérer le surgissement de l’évènement révolutionnaire et les forces subjectives qui le modelaient, autant que la succession des modes de production capitaliste [dites forces objectives]. » Pour lui on peut ainsi déceler « la sympathie de Marx pour le populisme russe. »

Si la révolution mondiale devait être uniforme dans sa finalité, son déroulement lui devait prendre en compte les réalités socio-économiques de chaque nation :

« La conception plus nettement multilinéaire que Marx développa dans ses dernières années le conduisit à examiner avec encore plus attention les spécificités historiques et les disparités de l’évolution politique et économique entre différents pays et différents sociaux. »

Moins dogmatique que ne l’ont laissé entendre certains de ses séides, Marx a pensé « sa » révolution selon des configurations inédites :

« Travaillé par le doute, hostile aux simplismes passés et aux nouveaux dogmatismes qui se dressaient et se réclamaient de lui, il jugea possible qu’une révolution éclate dans des conditions et des formes qu’il n’avait jamais envisagées auparavant. »

Dans un article publié dans Le Repliche della storia. Karl Marx tra la Rivoluzione francesa e la critica della politica, publié en 1989, l’historien Bruno Bongiovanni avait pu préciser que « La prise en compte de l’œuvre de Marx dans son ensemble », on pourrait comprendre que Marx envisageait ainsi la révolution prolétarienne ainsi : « guerre contre la Russie [ sans préciser contre qui la Russie serait en guerre], défaite militaire de la Russie, révolution (jacobine et non socialiste) en Russie, absence (temporaire ou permanente) de gardien de la réaction en Europe, transformation socialiste en Europe, […] retour de la Révolution en Russie, et ensuite-mais ensuite seulement-la possibilité que l’Obshchina serve dans le cadre de la transition au socialisme ».

Une différence majeure cependant : Bongiovanni insiste pour affirmer que « la Gemeinschaft [ou communauté, caractérisée par une sociabilité affective et émotionnelle et irrationnelle des individus au sein des groupes auxquels ils appartiennent] ne peut être miraculeusement transformée en socialisme sans la présence émancipatrice irréversible de la Gesellschaft [ou société, caractérisée elle par les relations rationalisées des individus entre eux, et aux seins de groupes divers] ». La Gesellschaft demeure bien l’objectif du marxisme, et pas le nôtre.

 

Envisageons donc la révolution sociale, et ce notamment à partir des analyses de Marx : gardons de lui l’idée selon laquelle il n’y a de changement de société et de régime durable qu’à partir d’une économie nationale, et mondiale, dont les fondements capitalistiques auront été détruits. Sous peine de voir l’élan de libération vital que nous souhaitons réduit à néant, ou pire : mis au service de ce qu’il est légitime de nommer la Réaction.

 

 

Vincent Téma, le 19/05/24 (vincentdetema@gmail.com)

Les commentaires sont fermés.